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La vie rêvée d'une lectrice

Dans la bibliothèque de...

On retrouve des livres un peu partout dans l’appartement du Mile-End de Heather O’Neill. Outre dans les bibliothèques, des piles d’ouvrages sont déposées çà et là, espérant en secret que ce sera bientôt leur tour ou, qui sait, une relecture prochaine. Plusieurs de ces bibliothèques sont à pleine capacité, les rangées doublées et juste au moment où l’on croyait que plus rien ne pouvait s’y ajouter, un petit roman s’y glisse, qui prie discrètement pour que la tablette ne cède pas en pleine nuit.

C’est accompagnée de ses deux chiens, Muppet et Hamlet, qu’O’Neill m’accueille chez elle. Pour celle qui lit entre quatre et cinq romans par jour — et toujours d’un trait, souligne-t-elle, dès que l’ouvrage compte en deçà de quatre cents pages —, tout a commencé lorsqu’elle est tombée raide amoureuse d’une petite rouquine de l’Île-du-Prince-Édouard :

J’aimais beaucoup Anne… la maison aux pignons verts lorsque j’étais jeune. J’en avais lu un extrait à l’école dans une collection de contes et je l’ai demandé comme cadeau de Noël. Je suis tombée en amour avec Anne et je crois que c’est la première fois que je tombais en amour avec un personnage de fiction ! Mon père m’a ensuite acheté l’intégrale, mais j’ai été un peu déçue à la fin, elle est tellement indépendante au départ, et finalement elle se ramasse avec un mari et onze enfants, ça m’a un peu choquée !

Les grandes espérances

Si les livres de Lucy Maud Montgomery ont amené O’Neill à la littérature, c’est aussi une lecture de jeunesse qui l’a créée comme autrice. Lorsqu’elle a parlé de son amour pour l’écrivain britannique Charles Dickens, les liens de parenté entre les deux œuvres sont devenus clairs et sans équivoque.

Pour mon père, la lecture était très importante et même si lui n’avait pas ma facilité, il voulait assurément m’y encourager. Dans sa tête, si tu voulais être un intellectuel, tu te devais de lire les livres de Charles Dickens. Un jour il est revenu d’une vente de garage avec les Collected Works qu’il m’a donnés, me promettant qu’à chaque roman de Dickens que je finirais, il me donnerait deux dollars !

Pour O’Neill, il est certain que l’auteur d’Oliver Twist — d’ailleurs son livre préféré — a eu un impact majeur sur l’écrivaine qu’elle est devenue. « Ces lectures ont eu beaucoup d’influence sur ma façon de créer des personnages. La façon dont ces derniers, malgré qu’ils proviennent de milieux pauvres, possèdent autant de dignité, de charme ; ça m’accompagne encore. » Quiconque a lu les romans d’O’Neill reconnaît ici la majorité de ses protagonistes : à la fois clochards célestes et intellectuels de rue, ils sont tous, dans une certain mesures, dickensiens. « Les personnages de la rue chez Dickens sont tellement intelligents, pleins d’humour. On aime se faire dire dans les romans que peu importe d’où l’on vient, on peut devenir ce que l’on veut, et il y a ça dans son œuvre. »

Elle raconte qu’elle passait ses samedis entiers à la bibliothèque, son père la laissait devant la porte à l’ouverture et revenait la chercher à la fermeture, alors que la petite Heather avait pris bien soin de remplir sa besace de livres pour la semaine à venir. Elle croit que c’est peut-être durant l’une de ces journées qu’elle est tombée sur les pièces de théâtre de Harold Pinter et de Samuel Beckett, dont on retrouve presque l’œuvre intégrale sur l’une des étagères près du lit. « Je ne sais pas comment je suis tombée là-dessus, mais à cette époque j’aimais beaucoup lire les pièces de Beckett et Pinter. Je dis toujours que lorsque je lisais Beckett jeune, il y avait plus de sens et c’était plus facile à lire que maintenant ! Je crois que je me perdais avec plus de facilité, j’oubliais la logique et je me laissais porter par le texte. » On n’a dès lors plus vraiment besoin de se demander d’où provient l’aisance d’O’Neill à écrire de si bons dialogues.

Ses lectures de jeunesse ont forgé l’écrivaine montréalaise que l’on connaît. Ce sont elles qui lui ont accordé certaines permissions. « Bonheur d’occasion m’a beaucoup marquée quand j’étais jeune. J’étais fascinée qu’un roman puisse prendre place dans Saint-Henri, un quartier pauvre dont personne ne parlait. D’avoir un roman plein de beauté qui s’y déroule, ç’a été une révélation. » L’un des plus grands écrivains québécois a aussi influencé l’autrice : 

Même chose avec Michel Tremblay, j’ai réalisé alors que les personnes autour de moi pouvaient être des personnages de fiction. Tout d’un coup, je pouvais être une écrivaine en parlant de Montréal. C’était tout le contraire avec les œuvres de Mordecai Richler et Leonard Cohen, les personnages féminins n’étaient qu’utilitaires et je ne m’y retrouvais pas.

Donner à lire

La collection de Heather O’`Neill est auss bigarrée qu’étonnante. Quelques polars qu’elle dit acheter pour la promesse d’être complètement accrochée à la lecture, avant qu’ils ne lui tombent des mains, très souvent à cause de la médiocrité de la langue. En ouvrant la réécriture policière de Macbeth par l’écrivain norvégien Jo Nesbø, l’autrice souligne en s’esclaffant que le signet est toujours à la page cinq !

Les écritures du réel prennent également une place considérable : Karl Ove Knausgaard, Sheila Heti, Olivia Laing, Alexander Chee. On peut s’en étonner tellement ces œuvres sont éloignées des projets romanesques de O’Neill. Elle explique qu’elle élague souvent ses bibliothèques — peur des punaises de lit, quand tu nous tiens ! —, leur contenu reflète donc plutôt les ouvrages qu’elle s’est procurés dans les dernières années et Dieu sait que ces romans de l’intime ont eu la cote dernièrement.

Elle ajoute que cet élagage se fait aussi naturellement, parce qu’on sait tous que lorsqu’on prête un livre, étrangement, il ne revient jamais ! Celui qu’elle a le plus offert est Le grand cahier de l’écrivaine Agota Kristof :

Je trouve que les gens qui vont aimer ce livre-là sont aussi les gens que je porte près de mon cœur. Il y a une sorte de magie odieuse dans le livre, et si quelqu’un est capable de voir la beauté contenue dans la perversion et l’immoralité, alors je sais que c’est un vrai ami.

Quand on fouine d’une tablette à l’autre, il y a bien sûr ce qu’on y trouve, mais aussi tout ce qu’on n’y trouve pas. « Ma fille dit toujours que lorsque le monde va apprendre que je n’ai jamais fini Middlemarch de George Elliot, ma carrière va être finie. C’est sûrement parce que je sais déjà, avant même d’aller plus loin, que c’est l’histoire d’une femme avec un esprit libre et d’un homme qui va le détruire. Je ne peux plus supporter un autre livre là-dessus. » Mais O’Neill, avide lectrice, est surtout décomplexée :

Je me rappelle quand j’étais en train de lire Mange, prie, aime, tout le monde me disait que je devrais cacher ce livre ! J’ai pourtant bien aimé ! J’ai compris pourquoi tout le monde l’avait lu : c’est simplement une histoire de divorce, mais ça fait du bien de savoir que quelqu’un d’autre se sent comme toi quand tu as le cœur brisé.

Et la conversation dure encore un peu, d’un livre à l’autre, entre notre amour commun des romans de Rachel Cusk à sa fascination pour la révélation finale — à son avis la meilleure en fiction — de Fingersmith (Du bout des doigts) de Sarah Waters, en passant par les magnifiques nouvelles récemment redécouvertes de Lucia Berlin et l’importance de l’œuvre de Mavis Gallant. L’écrivaine aurait pu continuer longuement, car elle est d’abord une lectrice, une vraie. ♦

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