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La tâche de trop

Une chambre à soi?
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Admettons que vous soyez une équipe qui vient photographier le bureau des écrivains… Admettons que vous me preniez par surprise peu avant Noël, après plusieurs jours de confinement avec une enfant malade, après un automne invraisemblable en matière professionnelle, après un peu plus de quatre mois dans ce nouvel appartement. Que verriez-vous?

Vous verriez une série de jouets cassés que je dépose là chaque fois que ma fille m’apporte un corps mort: une lampe de poche Pat’Patrouille sans piles, un cadran qui fait tic-tac trop fort, une Barbie qui a perdu une jambe… Chaque fois, je répète que je vais m’en occuper et je rajoute ça à la pile bancale qui fait partie de mon décor. Dans une vie parallèle, je suis une mère monoparentale qui a des temps libres et qui en profite pour réparer des choses et ne pas jeter bêtement tout ce qui se casse. Dans cette vie parallèle, je suis habile de mes mains.

Vous verriez une pile de factures et de documents qui correspondent à des changements d’adresse toujours pas faits… quatre mois après.

Vous verriez le cadavre d’un ventilateur, souvenir des difficiles canicules de l’été dernier. Des boîtes éventrées d’archives jamais classées dans lesquelles je plonge chaque fois qu’il me manque un papier. Une pile de boîtes de carton pliées, laissées contre le mur, que je me promets chaque semaine de descendre au recyclage – promesse sans cesse repoussée par la vague increvable des tâches redondantes qu’on appelle désormais «charge mentale».

Vous verriez aussi, bien sûr, d’imposantes bibliothèques, des piles de livres plus ou moins ordonnés, un ordinateur vieillissant et quelques cahiers de notes.

Et ces jours-ci, un immense sapin de Noël, si gros qu’il défie le bon sens.

J’ai choisi de l’installer au milieu de la pièce double de notre nouvel appartement montréalais. Je n’aime rien autant que les sapins de Noël et celui-ci illumine à la fois le salon et mon bureau, ce qui est, honnêtement, une grande source de joie.

Et, bien que je n’y aie pas pensé d’avance, il répond à un besoin que j’ignorais encore: il forme un paravent à la fois majestueux et parfumé entre les deux pièces. Après cinq jours de télétravail avec une enfant malade, je mesure tout l’intérêt d’un conifère entre mon ordinateur et Ciné-cadeau.

Les petites annonces de Montréal

Quand j’ai envisagé mon retour dans la métropole, j’ai redécouvert la grande poésie des petites annonces. L’ingénue ignore le nombre de réalités différentes qui se cachent derrière l’expression «5 et demie». Celui que je quittais comptait trois chambres fermées de bonne grandeur, dont un bureau des plus confortables. J’étais consciente que «5 et demie» impliquait souvent deux chambres fermées et une pièce double. C’est une disposition que je connais bien et je n’y voyais pas de problème. Ce que j’avais oublié, c’est que souvent, cela vient aussi avec une cuisine tellement petite (ou tellement étrangement conçue) que vous êtes condamnés à laisser une de vos pièces servir de salle à manger si vous voulez avoir le grand luxe de vous asseoir quelque part pour souper.

J’ai fait rire de moi quand j’ai dit que je cherchais un appartement avec deux chambres fermées et un «lieu à moi» pour écrire. Rire de moi à cause du prix maximal que j’avais fixé. On m’a dit que je pourrais écrire sur la table de cuisine ou même dans mon lit, comme un peu tout le monde. C’est vrai. Mais depuis plus de vingt ans, je vis dans des appartements où ce lieu existe: il peut être exigu, il peut être dans une pièce double, il peut manquer de luminosité, mais il doit être là.

Vous l’aurez compris: mon bureau n’est digne d’aucun magazine, il est loin de l’image romantique qu’on peut se faire du lieu à soi de l’écrivaine, mais il offre un beau portrait de mes bonnes intentions – entre la boîte où je dépose tout ce qui devra un jour se rendre à l’écocentre et les piles de carnets dont je me sers parfois pour tenter d’organiser le nombre étourdissant des tâches du quotidien. C’est le bureau de quelqu’une qui veut très fort devenir une adulte responsable et qui n’y arrive pas toujours.

Parce que le véritable enjeu, au-delà de la symbolique du lieu, c’est l’espace mental. Le lieu est important et les moyens financiers aussi parce qu’avec un peu de chance, ce sont ces moyens qui permettent de dégager cet espace mental: de l’aide-ménagère, un week-end loin de la maison, une gardienne pendant la semaine de relâche, le service de traiteur pour s’éviter d’avoir à faire les lunchs, tout ça a un coût! Et le lieu aussi: ces pieds carrés pour moi, pour rien d’autre ou à peu près, ces pieds carrés où je me sens plus accueillie dans mon désir d’être avec l’écriture, se paient.

La recette gagnante

J’ai un lieu, j’ai certains moyens, mais mon espace mental, lui, peine à advenir. J’ai fait des choix. J’ai voulu tout avoir et je suis la preuve vivante que ce n’est pas vraiment possible. En fait, comme on aime le dire: c’est possible tant qu’on accepte que rien ne soit parfait. Je suis une professionnelle qui élève seule un enfant tout en tentant de tenir mon foyer à bout de bras et d’écrire des livres. Quand ma fille dort enfin le soir, dans ce moment où, je suppose, la plupart des parents font le ménage et préparent des lunchs, moi, j’écris… Alors je passe ma vie à me sentir coupable d’avoir une maison complètement désorganisée, mais je publie encore des livres. Et n’allez pas vous faire croire que je m’en mets trop sur les épaules, et qu’en parlant de «maison désorganisée», j’évoque ce qui me sépare d’une photo de magazine! Soyons précis: sans aide extérieure, ma maison serait sale et je vis dans un bordel absolu alimenté par une enfant qui, comme tous les enfants, a l’air programmée pour déposer au sol tout objet qu’elle a touché. Je ne suffis pas à la tâche… parce que je choisis d’écrire et que chaque jour,
je refais ce choix.

En 2020-2021, pendant ce qui a été sans doute l’année la plus exigeante de ma vie (pandémie et plusieurs retraits préventifs de la garderie, nouvel emploi, préparation d’un déménagement interrégional,etc.), j’ai écrit un livre qui paraîtra en février 2022. Pour moi, ça reste un miracle. Je n’ai aucun souvenir de moi en train d’écrire. Je ne sais pas trop comment j’ai fait ça: en volant des heures ici et là; en me fixant des échéances que je tentais de ne pas trop dépasser; en m’en tenant à ma forme préférée, celle du fragment, la seule qui pour moi soit viable puisque mon cerveau me semble toujours être une bobine de fil qui, tous les soirs, roule sous un meuble en laissant derrière elle une traînée poussiéreuse.

Ce livre important pour moi, un des plus importants que j’aurai écrits, je l’ai écrit sans trop me rendre compte que je l’écrivais. En poussant la tâche vers l’avant, comme une immense pelle mécanique, sans perspective… et parvenant pourtant à être complètement dans l’écriture, dans la cohérence, dans l’intensité au moment que je pouvais y consacrer. Contre toute attente, ça a marché. Avec un lieu, mais sans grand espace mental, ça a marché. Ce qui m’incite à croire que ça aurait marché même sans lieu dédié.

Parce que le lieu, les moyens financiers, l’espace mental, ce n’est pas tant sur le rendu de l’écriture qu’ils changent quelque chose, comme sur ce qu’il nous reste de santé mentale à la fin de l’exercice. Écrire, on le dit souvent, n’est pas toujours confortable. S’assurer un minimum de confort pour y parvenir est une grâce.

J’essaie de terminer ce texte la veille de la date limite qui m’a été assignée. C’est notre cinquième jour d’isolement en raison du virus respiratoire de ma fille. Je n’ai pas arrosé l’immense sapin de Noël qui déborde vers mon bureau pendant toute cette période. Le niveau de chaos que provoque une enfant condamnée à se débrouiller pour jouer seule pendant que sa mère télétravaille est… imposant. Il est 21h21: elle vient juste de s’endormir enfin. Ça fait presque une heure que je m’obstine, me choque, caresse et, entre chaque épisode où je dois aller m’occuper du refus de sommeil, je viens écrire un paragraphe. Les restes du souper sont encore sur la table, mais j’ai pensé à mettre en marche le lave-vaisselle.

Le texte se sera donc écrit même si je répète souvent: «Je vais craquer…» Or, la vérité, c’est que ce n’est jamais en écrivant ce texte que je me le dis. Écrire est encore souvent une récompense, une bénédiction. C’est ce qui me fait survivre. Cette responsabilité qui semble en concurrence avec les autres n’est de trop que dans l’œil de ceux qui s’imaginent qu’elle a moins d’importance que de nettoyer la table après le souper.

C’est ça, le vrai avantage d’avoir un lieu à soi: entre deux moments de crise ou de care, entre deux urgences au travail, je n’ai qu’à me glisser ici et à reprendre où j’avais laissé. Bien sûr, mon bureau déborde – oups, la boîte de kleenex vient de glisser par terre, vous l’y trouverez si vous passez dans deux mois – et je travaille entre des crayons-feutres qui ont perdu leur bouchon et des poupées démantibulées, entre des factures à payer et le formulaire pour renouveler mon abonnement à la revue que vous lisez en ce moment. Bien sûr.

Sauf que j’ai le grand luxe de pouvoir oublier la vaisselle sale du souper sur la table, luxe que je n’aurais pas s’il fallait que je sorte un ordinateur portable de sa cachette pour reprendre où j’en étais en me faisant un espace sur la table de cuisine. Mon fil d’écriture m’attend toujours au même endroit, en suspens, et à la moindre occasion, je peux venir ajouter quelques points à mon ouvrage. C’est vrai que c’est une chose de plus à faire, mais ce n’est jamais de trop.

Écrire n’est jamais la tâche de trop.

 


Catherine Voyer-Léger a publié neuf livres, dont le récit Nouées (Québec Amérique) et le recueil de microrécits Mouvements (Prise de parole) en 2022. Elle a aussi fait paraître l’essai Métier critique (Septentrion, 2020) et le livre Prendre corps (La Peuplade, 2018) qui lui a valu le prix littéraire Jacques-Poirier-Outaouais. Elle est directrice générale du Conseil québécois du théâtre.

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