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La soif des fées

C’est une amitié entre deux femmes, deux poètes et deux générations, amorcée par un jumelage à l’occasion du collectif Ce qui existe entre nous (Passage, 2018), paru sous la direction de Sara Dignard. Elle se poursuit au fil des pages, contre l’éloignement physique involontaire de la pandémie.

Poésie

C’est une amitié entre deux femmes, deux poètes et deux générations, amorcée par un jumelage à l’occasion du collectif Ce qui existe entre nous (Passage, 2018), paru sous la direction de Sara Dignard. Elle se poursuit au fil des pages, contre l’éloignement physique involontaire de la pandémie.

Est-ce que ce sont des lettres, des essais, des poèmes? Ce sont des sources. On s’y abreuve de tout son être, comme des fées qui ont soif; on s’y ressource après la privation. Si le titre vient d’une phrase de Louise Dupré, il est impossible de ne pas y entendre celui de Denise Boucher, Les fées ont soif (1978). Ces fées-ci descendent de celles-là, inextinguibles, leurs voix comme leur appétit du poème, et notre soif non plus n’a pas diminué.

Le motif de la fée traverse le recueil, activé comme celui des sorcières et des petites filles, des femmes convoquées dans les exergues (Lorrie Jean-Louis, Denise Desautels, Laure Morali…); un trope du féminin comme tissage.

Dans le refus d’être fées, à se reconnaître comme telles, s’exprime alors une sorte de dépôt des armes, d’acquiescement à la fatigue: fatigue d’être séparées, d’avoir à se délivrer sans cesse du fardeau du passé. Fatigue d’être médecin aussi, ou de s’inquiéter pour l’avenir.

Écrire en filles

«[N]ous ne croyons plus / aux fées», dit le dernier poème à quatre mains. C’est que la «soif / insensée» qu’il annonce sera maintenant celle «des nourrissons / aussi vrais / que des rêves». Il est question de maternité, de cette «chair qui s’ouvre comme une maison»; de sa mère et d’être une mère; d’être dans une position, comme celle de fille, qu’on ne finit jamais d’occuper: «Nous écrivons à huit mains: petites filles brunes tapies dans les grandes, ressuscitées puis remisées dans la mémoire tels des bijoux dans un coffret.» Non seulement les générations, mais les âges s’emboîtent: «être amie comme on a été enfant» répond à «[j]e veux voir l’amitié comme un passage déblayé à travers les ronces», dans la douceur rêche de Louise Dupré, qui se souvient des contes.

Il est question de vieillir («Nous vieillissons, subissons les années, leurs fusils de poussière») dans la formulation fulgurante de Ouanessa Younsi; de prendre soin de ses morts, de les porter par la voix – où d’autre? –; de penser à son propre au-delà. Car: «Nous allons mourir et, avec nous, les visages qui nous ont manqué.»

Il est question de deux femmes que l’âge sépare et que l’enfance rassemble, qui se «re-nourrissent» à sa profondeur intarissable, irradiante: «Nous venons d’une enfance / que nous ressuscitons / ensemble». Ensemble, elles retrouvent leur détresse première, se souviennent de leur vulnérabilité, la subsument sans la résoudre.

Un appel mutuel

Ces échos constituent une trame: on saute d’une page à l’autre comme d’une voix aimée à une autre, comme dans les flaques; l’amitié est cette série de bonds, pour la joie. C’est une joie grave, mélancolique, par trop consciente de la fin. Mais qui ne renonce pas à aimer, à atteindre, à chercher comment faire exister malgré tout. Chacune des lignes de l’ouvrage propose «une phrase qui décourage la mort». Par un dispositif ingénieux, nous lisons, sur les pages de gauche, Louise Dupré; sur celles de droite, Ouanessa Younsi; tandis que les premier et dernier textes sont écrits à quatre mains. Poèmes aimantés de blanc et proses plus denses alternent en une conversation continue.

Dans l’éloignement, les autrices retrouvent un contact, elles se touchent et nous touchent, et l’on découvre que c’est cela, la littérature: la distance soudain réduite, le langage et la promesse d’un demain, la consolation des petites mains, le soin de l’âme, la charge douce des bienveillantes. Nous entrons dans leur échange, étonné·es d’y être déjà, de savoir avec elles ce qu’elles nous apprennent. Elles nous reconnaissent et nous embrassent dans leur méditation des jours et des absences, des mères manquantes et des enfances manquées.

Elles nous emmènent avec elles dans ce voyage des temps, ces regrets de l’âge que le poème ignore et célèbre à la fois, qu’il met en évidence et absout. Elles sont présentes, comme on n’a pas été présent·es depuis avant le coronavirus – peut-être plus –, tant il semble qu’elles nous sortent de l’anesthésie, nous en protègent en nous exposant à la vie sans crier gare, sans faire de pause, sans avoir peur. Elles sont vivaces, étincelles étincelantes; des marraines aux doigts sûrs.

Elles sont, bien sûr, des fées.

Et des fées fulgurantes.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Louise Dupré, Ouanessa Younsi
Montréal, Mémoire d'encrier
2022, 121 p., 19.95 $