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À la recherche de mondes habitables

L’hiver dernier, les éditions Alto lançaient «Ectoplasme», une collection de courts livres de petit format rassemblant des nouvelles de Noël horrifiantes.

Littératures de l'imaginaire

L’hiver dernier, les éditions Alto lançaient «Ectoplasme», une collection de courts livres de petit format rassemblant des nouvelles de Noël horrifiantes.

Les Six Brumes ont aussi longtemps proposé des ouvrages aux dimensions réduites dans leur collection «Nova», consacrée aux littératures de l’imaginaire. Au tour des éditions Hannenorak d’offrir «Solstice», où viennent de paraître deux titres. L’un d’eux est signé J. D.Kurtness, autrice que j’estime tout particulièrement et dont j’ai lu avec enthousiasme les deux romans ainsi que la demi-douzaine de nouvelles. L’écrivaine ilnue de Mashteuiatsh privilégie les littératures de genre et affiche une préférence pour le roman noir ainsi que la science-fiction, qu’elle aborde d’une façon unique et personnelle, souvent empreinte d’humour. La contribution de Kurtness à la collection de l’éditeur de Wendake, Bienvenue, Alyson, s’inscrit dans cette veine, le récit amalgamant ses genres de prédilection.

Un réseau à l’arôme de citron

Bienvenue, Alyson s’ouvre sur la disparition, à Alma, de la quinquagénaire Francine Hamel. Inscrit au cégep, son fils s’alarme de ne pas recevoir son virement maternel mensuel. L’infortunée Francine est bientôt retrouvée morte en forêt. Fait inusité: malgré le décès survenu plusieurs jours auparavant, la dépouille est intacte; «le coroner écri[t] "momifiée" dans son rapport préliminaire». Elle dégage même un «subtil et délicieux parfum» quelque peu citronné. Plus inhabituel encore, «on aurait dit que Francine s’était étendue là et qu’elle ne s’était jamais réveillée». Gauthier, l’enquêteur chargé de l’affaire «aromatiquement» énigmatique, soupçonne d’emblée un élément spécifique de la flore. Il n’a pas tort: chaque personne qui s’approche, comme Francine, de ce bois est condamnée à l’un ou l’autre de ces sorts: a) la mort; b) tout quitter pour se réinventer, ce qui équivaut au trépas de son soi antérieur. Nul doute, un réseau insolite, beaucoup plus élaboré qu’on pourrait a priori le croire, pousse sous la canopée almatoise. Songez par exemple à cette colonie de peupliers faux-trembles vieille de quatre-vingt mille ans, qui s’étale sur quarante-trois hectares de forêt en Utah, ou à ces algues sargasses, qui forment un «pont végétal» entre l’Amérique du Sud et l’Afrique et qui ne cessent de proliférer visqueusement. Nous sommes dans ces eaux mystérieuses dans Bienvenue, Alyson, qui met de l’avant une énigme… située entre le cosmique et le gastronomique! Et il faudra lire le livre au complet pour apprendre, dans les dernières pages, qui est la protagoniste dont le nom donne son titre à l’ouvrage.

Embuscade olfactive

Écrire une nouvelle est un art complexe. L’un des écueils possibles consiste à résumer ce qui aurait gagné à prendre de l’espace, à se déployer sous la forme d’un roman (ou d’un texte plus ample). C’est ce que l’autrice n’a pas réussi à éviter dans cet opus. Les trois derniers chapitres  sur un total de sept  sont pour l’essentiel des synthèses, en accéléré, de la dévastation sanitaire qui assaille les habitants de la Terre. Certes, le format de la collection «Solstice» appelait une narration concentrée, mais l’histoire de Kurtness aurait mérité plus de développement. J’ai trouvé dommage que les conséquences de l’invasion soient à ce point condensées dans la seconde moitié de l’œuvre, et que les personnages soient esquissés. Il aurait été intéressant de proposer davantage de chapitres commençant in medias res, comme celui dans lequel le cadavre de la première victime est découvert, baignant dans une aura citronnée.

Par ailleurs, l’une des difficultés en science-fiction est les «blocs d’informations mal intégrés à la narration», ce que l’écrivaine n’évite pas toujours dans la deuxième partie du livre. Le suspense s’en ressent forcément. Néanmoins, là ne se situe pas l’attrait principal du projet: il réside dans la voix de Kurtness, évocatrice, percutante et comique. Son humour est la plupart du temps plaisant, avec de rares passages moins accomplis: «Il cherchait sa mère, l’œil mouillé. […] Il ne manquait que les pois blancs sur ses flancs pour le confondre avec Bambi.»

Bienvenue, Alyson se lit d’un trait et parvient à intriguer, jusqu’à sa conclusion interstellaire. Je réitère cependant que la complexité de la nouvelle n’est souvent pas comprise à sa juste valeur. Ce texte de J. D.Kurtness demeure une proposition qui se découvre avec plaisir, mais qui marque de manière fugace, à l’inverse des réseaux de racines millénaires creusant les mondes habitables. Parcourez le roman Aquariums (L’instant même, 2019) de l’autrice pour prendre la pleine mesure de son talent singulier: je ne doute pas que vous serez conquis·es – sans mauvais jeu de mots extraterrestre. Quoique ce livre-ci vous donne peut-être des pulsions mycologiques. Panier en main, il ne vous reste qu’à savoir repérer les spécimens toxiques…

Auteur·e·s
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Article au format PDF
J.D. Kurtness
Wendake, Hannenorak
« Solstice »
2022, 36 p., 7.95 $