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La poésie par les poètes

Dossier

Ils sont huit à avoir répondu à la question: qui vous inspire?

Thématique·s
Poésie poète

Michaël Trahan

Je pense à Denise Desautels, je pense à l’élégance de son écriture, son rythme, sa souplesse, sa façon parfois d’avancer sur la pointe des pieds, avec douceur et retenue, et puis parfois de tout lâcher ou tout emporter, je pense à cette voix capable de vertige et de tendresse, je pense qu’il y a quelque chose de théâtral dans ses livres, je ne sais pas quoi exactement mais je pense à la page comme à un espace de mélancolie, je pense aux choses qui s’effacent mais que l’on n’arrive pas à abandonner, je pense à la dramaturgie du deuil qui porte cette œuvre, j’y pense souvent — par affinité, par amitié, par admiration, parce que j’y entre si naturellement, comme si elle m’était adressée, comme quelque chose de fragile, peut-être même blessé mais infiniment capable d’amour, je pense à cette écriture parce que c’est l’une de celles dont je me sens le plus proche.

Je répète: tristesse. J’en accentue
secrètement la rumeur au moment où des
voyages resurgissent et nous enroulent
dans des mémoires parallèles, malgré les
stratégies et les intuitions du désir, malgré
l’affinement du regard amoureux. Parallèles,
comme tout ce qui persiste: une petite fille,
ses histoires de paysage et
le fait de mourir.

En nous, cette vision exacte du projet ou de
l’élan, malgré la distance et les mirages,
malgré nos mains trop souvent
livrées à elles-mêmes.

Denise Desautels, Un livre de Kafka à la main
Noroît, 1987

Serge Patrice Thibodeau

J’aime ce genre de question parce que je peux me permettre d’y répondre de façon éminemment subjective — chose rarement accordée de nos jours. Je pressens que l’écriture de Marie-Andrée Gill est porteuse de promesses. Ses deux recueils sont solidement structurés — ce n’est pas sans me séduire — et la disposition des vers et des poèmes sur la page invite l’œil/le regard à configurer autrement ce qu’il percevait comme paysage/territoire/espace. Parce que c’est aussi de cette relation qu’il s’agit dans cette poésie au propos concentré, condensé. Tout y est mouvement — le frai — et une lumière rasante y met en relief les gestes apparemment anodins du quotidien. Et puis, quand on entend la voix, posée mais sans posture, au timbre tellurique et cuivré, au débit agréablement lent, on n’en doute plus. On se dit qu’on est à l’écoute d’une voix unique, et ça aussi, c’est rare.

je prends la glace par les hanches
le lac s’emmêle dans sa propre lumière
et fait craquer ses doigts dans les crevasses

Marie-Andrée Gill, Frayer
La Peuplade, 2015

Roxane Desjardins

Les poèmes d’Huguette Gaulin donnent le vertige. Fractions d’heures sombres, sensations qui se heurtent les unes aux autres, projecteur braqué sur des détails — ici un éclat d’assiette cassée, là une cuisse blanche et immobile. Le crime est grave mais abordé de front, avec une sorte de gaieté. Partout on trouve des œufs, des fontanelles, des organes; les hommes sont bottes lourdes et désir violent. En pointant des indices épars, en laissant de grands pans de la scène (intérieure) dans l’obscurité, Huguette Gaulin fabrique des poèmes à double, à triple fond, qu’on ne lira jamais d’une fois à l’autre de la même façon. Lecture en vélocipède rassemble trois petits livres écrits au début des années 1970, c’est à cela que se limite son œuvre; mais il y a là assez, il y a là cent mondes enclos dans quelques dizaines de poèmes.

c’est presque une ruse
un désert avant d’y goûter
qu’on se méfie

rire
rire au-dessus du gouffre
l’aile rusée barbare en déroute
est-il dans cette occasion utilisable

donc je tape dès qu’il rentre
ses bottes pleines de boue

Huguette Gaulin, Lecture en vélocipède
Les Herbes rouges, 2006

Marie-Andrée Gill

C’est avec Le rayonnement des corps noirs, un des premiers livres de poésie que j’ai lus dans ma vie, que j’ai compris et surtout senti la puissance de la parole et de la revendication poétique. C’est un recueil phare, un coup de poing dans la face, une justesse du beau et du sombre, en un seul souffle la capacité de dire à l’exacto les tempêtes du monde, sa lumière et son malaise, un rythme terrestre allant droit au ventre.

Avec les deux yeux grands ouverts de ses métaphores, Kim Doré a certainement donné le ton et continue de faire vibrer avec son rythme terrestre mon intuition ultime et intime de la poésie comme arme sublime de la parole, comme don de vie et prise de position qui nous donnent une vision agrandie et lucide sur l’époque. Bref, je continue de capoter sur ce recueil après tout ce temps (j’exagère pas, lisez: «Nous n’avons plus la force de creuser l’histoire pour n’y trouver que nous-même.» Tsé).

s’ouvrir dans une prière inutile
et parler loin des flammes
pour ne pas voir l’humain
dans la calligraphie le gros visage
du moi dans la parole on sait
que ça brûle du papier de la colle
ce n’est rien que des mots il y a
tout ça et tellement pire
dans la fumée étouffante de nos images

Kim Doré, Le rayonnement des corps noirs
Poètes de brousse, 2005

Poésie Poète

Toino Dumas

Jonas Fortier est un poète, un ami. Je lui ai déjà dit qu’il «[était] un ange, qu’il n’[avait] aucun rapport avec le monde» et je me trompais, car ses rapports au monde sont bien existants, multiples et pulsant d’une spiritualité aussi intime que relationnelle.

Son œuvre, surtout partagée par le bouche-à-oreille, circule et m’accompagne depuis presque dix ans déjà. C’est une œuvre phare pour qui reconnaît la lumière dans les yeux de ses amies et dans la solitude.

Jeune écrivain prolifique et mythomane, il a publié sous les noms de Jacques-Brigitte Custo, Brigitte Jacusto et plus récemment Joni Jacusto plusieurs petits livres de poèmes avec la coopérative d’édition En Jachère, les éditions de La Passe et publiera prochainement à L’Oie de Cravan.

C’est un grand honneur pour moi de le savoir dans ma famille imaginaire.

En dormant parmi les vignes des jours
le serpent qu’on tenait pour mort
s’en est allé comme un sentiment
et nous les enfants sévères
parce qu’enfants de nous-mêmes
nous vieillissons par à-coups
et nos visages naissent dans l’herbe

Jonas Fortier, Verre d’Astre
La Passe, 2016

Denise Desautels

Où commence l’appartenance à la relève — après combien de pages? Et où s’achève-t-elle? Depuis 2015, Portrait d’homme et Les chants du mime, quelques textes sur internet, dont le bel et hurlant «Je suis battue», et chaque fois la poignante texture de sa langue s’appropriant tout: le «temps froid», le «temps menaçant», la fatigue, le pas, l’immobilité, le silence où
«les regards tiennent lieu de toucher», le ciel, le sol, le saut. Et tout ça qui me/nous concerne tant — beaucoup de désespéré, de beauté aussi — dans une langue, semblable à celle du mime, lente, précise dans l’image, à la fois regard et geste — sorte de «bras d’horizon» oserais-je dire —, une langue qui veut «réapprendre» ses propres «objets» et tout re-commencer, qui y croit fort, au recommencement, qui «veut aller vers» l’autre, le traverser. Devenir autre avec l’autre, car c’est urgent et que «nous sommes innombrables». Puis tout au bout… devenir chant pour «ne pas mourir aujourd’hui». Pas encore.

Sur l’asphalte, des figures de musée: granite, marbre, robes et mises en plis. Personne ne les regarde alors que tout — l’élévation du cou, la courbe du son, un battement de jambes — veut aller vers quelqu’un.

Gabrielle Giasson-Dulude, Portrait d’homme
Noroît, coll. «Initiale», 2015

Fernand Durepos

Chaque mot comme un quitte ou double pour se sortir d’un monde battant retraite, vide de sens. Dire et avouer le vivant, mitan de la nuit ou petit matin pour y croire toujours.

Exister, enraciné dans le beau refus que tout ne s’écroule autour. Pousser plus loin, seul ou avec l’autre, des restes de planète en tête, un univers en reconstruction dans la chaleur qui monte du ventre, urgente.

Résister d’une douceur amoureuse. Renverser tempêtes et deuils jusqu’à occuper à hauteur du cœur et de rage joyeuse les paysages tant banals que surprenants d’un siècle fou, épuisé à nous mendier simulacre d’âme. Faire face. Direct, fier et debout.

Dire. Avouer. Exister. Pousser plus loin. Résister. Renverser. Faire face. Mais surtout lire et relire Rose Eliceiry. Pour le plaisir d’une voix et d’une écriture matures au cœur desquelles, entre hommes et chiens confondus, tout désir de durer se rêve droit devant: Là où fuit le monde en lumière.

j’ai fait le dénombrement des vestiges
j’ai recensé les ombres
et compté sur mes doigts les prénoms de l’absence
il manque des manquants
j’ai classé les départs, calculé mes églises
fait le décompte des heures burinées dans les os
repris toute la vie par la fin, attendu l’origine
tendu mes mains
montré du doigt, crié un peu

j’ai fouillé dans ton corps
creusé dans les ruelles un semblant de passage
et tenté de cueillir au bout de mes silences
l’air, la peau et le vacarme

Rose Eliceiry, Là où fuit le monde en lumière,
L’Écrou, 2017

Louise Dupré

Rosalie Lessard n’avait pas vingt ans quand elle a publié, en 2000, À perte de monde aux Écrits des Forges. C’est aussi là qu’elle a fait paraître, en 2006, La chair est un refuge plus poignant que l’espace. En 2006 également, elle s’est vu accorder le Prix de poésie Radio-Canada. Puis, après un long silence, elle est revenue en 2015 avec L’observatoire, aux éditions du Noroît, qui lui a mérité le prix Émile-Nelligan et le prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec. Alliant force et délicatesse, son écriture ciselée témoigne d’un sens aigu de l’observation, qui n’est pas dépourvu d’humour ni d’ironie. On y remarque une belle précision dans le travail du vers, une subtilité dans le choix des images, de même qu’une grande justesse de la voix. Discrète, Rosalie Lessard fréquente peu le milieu littéraire. Il faut la rejoindre là où elle est: dans ses livres.

APPELLE TOUR DE CONTRÔLE

Dans la fenêtre de l’autobus, l’avion diminue
Comme un jouet superposé
À nos reflets
Entrecoupés de troncs d’arbres, en lamés
De flocons et fumées d’autoroute
Entre autres mouches sur la vitre.

Perdus pour nous les aviateurs
Et nous pour eux sous le drap des nuages
Et nous pour nous
Devant la surface opaque des forêts.
Peut-être ne tient-on qu’à un œil.

Rosalie Lessard, L’observatoire
Noroît, 2015

Poésie PoètePhotos: Cindy Boyce
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