Aller au contenu principal

La poésie de l'Andalousie

Voyager par les mots, tout en réfléchissant à la complexité de l’identité d’une société, voici ce que Gilles Bibeau propose en nous présentant une terre d’histoire, chargée de métissages et de réactions à l’autre.

Essai historique

Voyager par les mots, tout en réfléchissant à la complexité de l’identité d’une société, voici ce que Gilles Bibeau propose en nous présentant une terre d’histoire, chargée de métissages et de réactions à l’autre.

Lorsque nous pensons à des villes comme Séville, Cordoue et Grenade, nous imaginons facilement la chaleur, le bon vin, les heures qui s’écoulent doucement, sans que rien ne nous presse. Il est facile d’oublier qu’au fil des siècles cette région de la péninsule ibérique a connu de nombreux conflits, qui ont marqué les habitants et leur histoire.

«Par quels moyens une société peut-elle en arriver à fabriquer une identité propre, bien à soi, à partir des fragments disparates laissés par les civilisations passées?» C’est depuis des questionnements importants en relation avec les souvenirs, les vestiges et même les cicatrices hérités des peuples et des événements du passé andalou que l’anthropologue Gilles Bibeau, professeur émérite de l’Université de Montréal, construit un récit bigarré, mais tout à fait cohérent, sur les enjeux historiques de cette région hispanique.

Soucieux de voir par-delà ce qui se donne à voir, à entendre et à lire, j’ai cherché, à travers mises en perspectives historiques et explorations transversales, à faire émerger la face cachée du passé complexe qui survit, sous différents visages, dans l’Andalousie d’aujourd’hui.

Voilà un livre à la composition alambiquée, puisqu’il alterne entre les souvenirs de voyage de l’auteur, ses questions et sa quête de réponses. Il nous fait également effectuer des allers-retours entre différents passés et le présent, entre l’histoire écrite et les vestiges archéologiques. Rédigé dans une prose très douce, qui invite à la réflexion, l’ensemble est pertinent, parfois percutant et souvent enchanteur.

Le carnet de voyage

Les parties du récit qui relèvent du carnet de voyage, où l’auteur se promène dans ses souvenirs de soirées passées dans les rues des villes andalouses qu’il affectionne, contiennent aussi des descriptions souvent poétiques et émotives. Dans ses pérégrinations, il fait référence à de nombreux voyageurs qui ont eux aussi foulé de leurs pieds Séville, Grenade et Cordoue. L’auteur arpente des ruines, croise une statue de l’auteur romain Sénèque et réfléchit en cascade à d’autres philosophes, en particulier à Ibn Rushd (Averroès) et Maïmonide. La culture populaire trouve également une grande place dans ses rêveries et réflexions, comme dans ce passage consacré au flamenco, qui lui permet d’en tracer les origines et l’évolution du cadre familial vers l’univers du spectacle:

Les Gitans d’Andalousie créèrent la musique et le chant jonto — forme primitive du flamenco — dès leur arrivée dans le sud de l’Espagne au xvesiècle, à une époque coïncidant à peu près avec la fin de la Reconquista.

L’auteur nous fait voyager avec lui, met en image avec ses mots des quartiers, des jardins ou même un coin de rue. Il ponctue son guide culturel de nombreuses informations historiques et, à cet égard, nous réalisons à quel point l’Andalousie a été une terre de rencontres entre diverses populations (Romains, Omeyyades, Gitans, Castillans,etc.), qui ont donné à la région une identité plurielle assez unique. Bibeau tient aussi à faire ressortir le vibrant héritage musulman de l’Andalousie, qui a subi non seulement les effets du temps, mais aussi son rejet par des siècles de domination catholique.

Le quartier de l’Abaicín comptait, au temps de la grandeur nasride de Grenade, une vingtaine de bains publics, ce qui témoigne bien sûr de l’abondance de l’eau, mais tout autant du culte de la propreté qui régnait dans le monde musulman.

La réflexion académique

Dans un monde d’intolérance, l’anthropologue a choisi de faire de son récit de voyage un outil de réflexion pour comprendre d’une part la richesse et la complexité de l’Andalousie, mais aussi de manière plus générale les racines de la haine et de la peur de l’Autre. «Est-ce que l’idéal de la pureté du sang, la certitude de la vérité de la foi chrétienne, le culte de la Raison ou la quête du Pouvoir absolu ont fait basculer des peuples entiers dans une logique de destructivité?»

De voyageur rêveur, l’auteur se fait souvent scientifique, cherchant des réponses à des questions très ouvertes, nous poussant nous-mêmes à nous interroger sur les origines de l’intolérance face aux religions. Nous sommes replongés, entre autres, dans le contexte de l’Inquisition espagnole, qui eut pour mandat, de 1492 au XIXe siècle, de débusquer les hérétiques. Et l’Inquisistion n’avait pas été mise en place par des illuminés sur un coup de tête, mais bien par des hommes lettrés et cultivés, convaincus de leur mission divine.

Ce livre est une réflexion profonde sur ce qui pousse les Humains à s’entredéchirer, à se détester. Gilles Bibeau parvient à tisser une toile cohérente, dans une écriture très poétique, avec un amas de fils narratifs qui donnent envie de raconter et d’analyser l’histoire autrement. Tout en douceur, il nous initie à l’écoute des récits d’un lieu, en nous laissant guider par ses vestiges encore visibles. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Gilles Bibeau
Montréal, Mémoire d'encrier
2017, 194 p., 29.95 $