Aller au contenu principal

La poésie comme bouclier émotif

La poésie comme bouclier émotif
Thématique·s
Poésie
Thématique·s

«Au fond du lac», c’est le titre de la première partie du livre, et il donne le ton à ce qui s’avérera le portrait d’un personnage féminin marqué par la déception et la colère. L’écriture, souvent dominée par le paradigme de l’échec relationnel, met en scène une femme blessée par l’autre, «à jamais déçue/à jamais ombrageuse», intelligente et lucide mais «noyée par le flot [d’une] vile bonté» et à laquelle même le mauvais temps «impose la ruine». Il faudra de l’optimisme au lecteur pour sortir indemne de ce livre où presque tout le propos est négatif, comme si un bonheur ordinaire relevait de l’impossible et qu’il fallait toujours se mettre à l’abri d’un personnage toxique non identifié. Il faut dire que ce personnage, à qui la narratrice adresse plusieurs phrases assassines, semble dominer l’espace intime. Dans les bras de l’improbable ressemble par moments à une lettre d’accusation plus ou moins voilée.

Devant des phrases en apparence anodines («Il suffit qu’au matin/Je tienne ma langue»), on espère pour cette poète la prise de conscience qui lui ferait relever la tête et lancer à la face du monde qu’elle n’est plus la victime consentante qu’elle a été. Mais il faudrait alors que la peur et l’apitoiement sur soi cessent de bloquer tout élan vers le dehors, là où bat la vie, là où s’expriment parfois la joie et la liberté. Si la poésie s’avère souvent un espace narcissique, elle a aussi pour tâche d’éclairer, avec les fulgurantes poussées de lucidité qu’on lui connaît, les chemins de la vie et les arcanes de la destinée, personnelle ou collective. Le problème ici — et le livre le dit en toutes lettres —, c’est que l’écriture est considérée comme une «anesthésie».

La simple langue de l’émotion

Le travail de Lili Côté n’est pas sans élégance ni recherche. Mais, justement, il y a une tendance trop marquée à compliquer l’énoncé, ce qui donne lieu à des tournures maladroites. Celles-ci auraient pu être évitées si la poète avait cherché à dire simplement les choses plutôt que de multiplier les circonvolutions et de faire appel à des formules populaires. Que peut apporter une phrase comme «L’exubérance fait salle comble»? Et comment «fracturer la lisière du règne sentimental»? N’aurait-il pas été possible d’écrire plus clairement et sans détour? Le sens de la métaphore n’est pas donné à tout le monde, et sa pratique — souvent remise en question d’ailleurs — relève d’un art que seuls les néophytes imaginent facile. Il ne suffit pas d’aligner des images obscures pour faire de la poésie, car la poésie n’est certainement pas le contraire du naturel. Il n’est donc pas nécessaire de triturer les vers pour les faire parler et produire un bon livre.

L’éditeur, quant à lui, aurait dû proposer à l’autrice des alternatives à des mots mal choisis. On en trouve par exemple dans l’incipit, où la poète a écrit: «Je me dirige à la ligne d’horizon» (plutôt que «vers»); et encore ici: «Enflammons des bougies» (plutôt que «allumons» ou «brûlons»). Plus loin, de nombreuses phrases maladroites auraient pu être évitées, ainsi: «Ma douleur retentit comme un défi du siècle», ou encore «Le besoin de distraire mon voyage». Cheminant dans le livre de Lili Côté, on note aussi, au fil des pages, une certaine tendance à l’anthropomorphisme, phénomène malheureusement assez répandu chez les poètes et les romanciers: «L’écueil me parle en direct», «Les trottoirs m’abandonnent», «Lorsque nos ventres crieront au scandale», et la plus étrange: «le chaos saisit ta bienvenue».

La poésie est un état d’esprit qui permet un certain regard sur soi et sur les autres, elle s’offre comme une réflexion destinée à comprendre l’être profond de chacun. C’est ainsi qu’elle évite les écueils du narcissisme. Outil de connaissance, la poésie dessine une formidable fenêtre sur l’inconscient, permettant ainsi d’aboutir à une conscience élargie — tout le contraire de «l’anesthésie». Voilà pourquoi elle donne lieu, même si sa vocation est ailleurs, à un mieux-être un supplément de bonheur durable. À travers une cartographie au tracé tortueux, Lili Côté nous offre l’intimité d’un personnage féminin complexe, chargé d’une colère à moitié refoulée, qui balance entre la soumission et l’exaltation, laissant tout de même deviner une force de caractère propice à la maîtrise des émotions. Cette recherche personnelle, traduite en poésie, ne pourrait que gagner à s’épurer et à trouver les mots justes.♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Rachel Leclerc
Montréal, du passage
2018, 76 p., 19.95 $