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La pensée minée

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À quoi pense le Conseil des arts du Canada (CAC) en balisant de plus en plus étroitement ce qu’est censé être un essai? Un essai, à entendre l’organisme subventionnaire, devrait désormais se limiter à «contribuer de façon marquée à la littérature, à l’appréciation des œuvres d’artistes ou d’auteurs canadiens ou encore à la connaissance des arts». Voilà qui, pour rester poli, fait un peu court. Nous voici au pays des lettres moulées.

Par définition, l’essai s’affranchit de tous les carcans pour exposer, dans une facture très libre, une pensée, un point de vue. Un essayiste s’offre des arrêts et des détours autour de son objet, selon l’univers de référence auquel il adhère ou qu’il questionne. Peu importe au fond le sujet dont il traite, un essayiste s’emploie à stimuler une réflexion autour d’idées ou de faits de société, jonglant volontiers avec les choses intellectuelles, au carrefour d’un style qu’il conjugue avec les plaisirs de partager sa réflexion.

L’essai est un genre si vaste que ceux qui en ignorent la richesse tendent à en faire un fourre-tout imbécile. Ainsi au Salon du livre de Montréal en 2013, on avait cru bon, encore une fois, de combiner les essais et les simples ouvrages pratiques. Et c’est ainsi que Ricardo — pas l’économiste mais le cuisiner — obtint cette année-là le Grand prix du public dans une invraisemblable catégorie: «Essai et vie pratique». Les recettes à mijoter, chacun le sait, constitue une grande avancée pour la pensée.

À l’heure où il semble bien davantage préoccupé à distiller une morale vertueuse plutôt qu’à soutenir le moral des créateurs, le CAC impose quant à lui une vision par trop étroite de l’essai. Par quelle autorité, en effet, dicter à un essayiste ce sur quoi sa réflexion portera? Il n’est pas question ici de censure. Un écrivain demeure bien entendu libre d’écrire ce qu’il voudra au pays des érables. Pourtant le rapport de force dont dispose le CAC s’impose comme une censure subtile puisque ses programmes infléchissent le type de livres qui seront à terme publiés. S’il n’y a plus d’argent public pour publier certains types d’essai dans un milieu déjà fragile, cela équivaut dans les faits à jeter un voile sur des pans importants du monde des idées. Ainsi en a-t-il été décidé, en quelque sorte.

L’essai constitue aujourd’hui un des rares lieux où une réflexion peut se déployer avec rigueur et vigueur, au-delà des quelques mots qu’une revue, un journal, une page web peut se permettre de publier. Ce n’est pas pour rien si l’essai est devenu à cet égard un rouage absolument nécessaire de la vie démocratique. Alors pourquoi se vouer ainsi à l’entraver en limitant son déploiement à une vision étroite et contraire à son évolution?

Les Essais de Montaigne ont donné au genre sa référence la plus illustre. Il y est question pour ainsi dire de tout. Au Québec, dans cette lignée, on songe tout de suite à Pierre Vadeboncœur. Essayiste puissant et polyvalent, Vadeboncœur traite aussi bien de peinture que de politique ou de littérature, quand il ne s’attaque pas tout bonnement à de simples questions d’actualité, avec un aplomb égal en toutes choses. Les considérations de Jean-Pierre Issenhuth sur les vers de terre et la culture de son jardin sont-elles sans grande valeur parce qu’elles ne font pas place à «l’appréciation des œuvres d’artistes ou d’auteurs canadiens»?

Au temps pas si lointain où l’Église chez nous tenait en quelque sorte lieu d’État, les idées étaient encadrées à coups de goupillon. Cela donna lieu à bien des pensées à l’eau bénite. Cette société sur laquelle régnait l’Église n’offrit jamais une réception facile à l’essai. En 1864, dans ses Lettres sur le Canada, Arthur Buies ne s’y trompait pas. Il écrivait: «Les hommes naissent, vivent, meurent, inconscients de ce qui les entoure, heureux de leur repos, incrédules ou rebelles à toute idée nouvelle qui vient frapper leur somnolence.»

De l’énorme boursoufflure de la foi, qui tint longtemps lieu de pensée en ce pays, nous sommes passés aux élans nationalistes aux effets pervers, issus tant de la chapelle de Québec que de celle d’Ottawa. Depuis ces clochers, l’horizon apparaît sans cesse voilé par les mirages de la nation sanctifiée, au point de faire oublier sa population.

Quel milieu?

Quel milieu accueille l’essai québécois? En 1942, l’idée de l’enseignement obligatoire fait encore l’objet de pénibles discussions. Il faut attendre le début de l’année scolaire 1943 pour la voir enfin imposée. Mesure-t-on ce que ce retard représente pour une société? Faute d’un milieu développé par l’éducation, on se retrouvait devant une société qui engendrait plus de pensifs que de penseurs. En Europe, la scolarisation obligatoire est en vigueur dans nombre de pays depuis le xixesiècle. Ce retard énorme indique à quel point fait défaut l’inculcation du cadre d’une culture commune, par l’éducation, que porte une langue, cette «greffe d’un sens commun dans le cerveau de chacun, qui permet à chacun d’être un pays, de faire partie d’un peuple», disait Jacques Ferron, auteur par ailleurs d’une somme innombrable d’essais, qu’il s’étonnait de voir classés par son éditeur du côté de la fiction.

Durant des décennies, les campagnes de «refrancisation» au Canada français se sont multipliées tambour battant, tel un signe éclatant de béance culturelle. Cette incertitude devant la langue même témoigne d’une lassitude permanente. «La fatigue culturelle du Canada français», cet abattement politique et social dont rend compte Hubert Aquin dans son célèbre essai du même nom, constitue un crible à travers lequel toute la pensée d’une société continue d’être passée. Tous les nouveaux prés carrés de la pensée, ceux balisés par le CAC comme les autres, n’encouragent au fond que les veaux de l’année à brouter dans le respect des normes édictées.

Depuis sa création en 1957, le CAC a joué un rôle important pour soutenir l’édition d’essais. Si l’essai a fini par trouver une place dans l’édition, il reste néanmoins très peu valorisé. Malgré son importance sociale énorme, il est bien le parent pauvre des organismes subventionnaires, toujours beaucoup moins soutenu que les romans ou la poésie. On tient, semble-t-il, pour acquis qu’il peut faire son nid dans les champs autonomes de l’université, ce qui est une aberration sans nom.

Ainsi au CAC, l’essai n’est plus envisagé que tel un aparté de la littérature de fiction, pour autant précisément qu’il soit capable de lui servir de piédestal portatif. L’espace de la pensée en ce pays est déjà suffisamment raviné pour qu’on refuse en bloc pareille offense contre la raison. ♦

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