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La nécessaire obsession de la poésie

La nécessaire obsession de la poésie
Une rencontre avec l’«élève» Lewis Furey
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Une rencontre avec l’«élève» Lewis Furey
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Illustration : Pascal GirardIllustration : Pascal Girard

 

Nous sommes quelque part en 1964 ou en 1965 ou en 1966 — la personne qui nous raconte l’histoire peine à se rappeler l’année exacte — et il se trouve qu’en 1964 ou en 1965 ou en 1966, il suffit, pour qui est doté d’un certain sens de la débrouillardise, de savoir s’adresser aux bonnes personnes pour obtenir le numéro de téléphone de Leonard Cohen. Simple de même.

La personne qui raconte cette histoire, c’est le réalisateur, acteur et (surtout) musicien Lewis Furey. À quinze ou seize ans ou dix-sept ans, le jeune Montréalais aujourd’hui âgé de soixante-huit ans a lu tout ce que la poésie française classique sait proposer comme invitation à humer les fleurs du mal ou à séjourner le temps d’une saison, en enfer. Mais c’est en tombant sur les premiers recueils de Leonard Cohen — Let Us Compare Mythologies (1956), The Spice-Box of Earth (1961), Flowers for Hitler (1964) — qu’il apprend enfin que la poésie ne se cueille pas que sous le ciel de l’Hexagone. Elle se trouve aussi autour de chez lui.

«J’ai été fan de sa poésie bien avant qu’il enregistre un album», insiste le chanteur avec une sorte d’enthousiasme juvénile, bien que sans trop se gargariser de ce privilège auquel plus personne ne pourra goûter: celui de lire Cohen, sans a priori. «Et quand je l’ai découvert, j’étais tellement heureux, excité, de lire un poète qui écrivait à propos de MA ville. Si tu vis à Paris, suffit de te promener dans n’importe quelle rue pour marcher au cœur même de la poésie. Je n’avais jamais lu de poètes qui parlaient de l’Université McGill, de la rue Sainte-Catherine, de nos parcs.»

Monsieur Furey — j’ai le goût de l’appeler Lewis parce que c’est vraiment le gars le plus zen et cool et relax au monde, mais je suis poli — monsieur Furey désigne du doigt l’autre côté de la rue en disant «nos parcs». Nous sommes au Darling, coin Saint-Laurent et Marie-Anne, juste devant le parc du Portugal, donc juste devant la maison où en novembre 2016, tous les Montréalais dignes de ce nom sont venus un instant murmurer les paroles de Hallelujah ou de Famous Blue Raincoat ou de I’m Your Man, en étreignant l’être aimé, ainsi que le souvenir du plus grand poète et chanteur montréalais ever.

Nous sommes donc en 1964 ou en 1965 ou en 1966 et Lewis Furey est parvenu — il ne se souvient plus comment — à mettre la main sur le numéro de téléphone de Leonard Cohen.

(Ce qui suit est une reconstitution empruntant sans doute plus à la fiction qu’au réel, mais l’essentiel s’y trouve.)

Dring-dring.

— (Voix grave) Hello.
— Mister Cohen?
— Yeah, it’s me.
— Hi, my name is Lewis Furey. I wrote some poems and was wondering if you would be willing to read them and tell me what you think.
— No problem, met me at that coffee shop on rue de la Montagne. Bring me your poems, I’ll take a look at them.

«J’avais une série d’environ trente poèmes sur lesquels je travaillais depuis quelques années, explique monsieur Furey. Je suis allé rencontrer Leonard dans ce café de la rue de la Montagne, on a parlé un peu, puis il a dit “OK, plongeons”, et il a lu mes poèmes, là, devant moi. Ça lui a pris un petit moment, peut-être quarante-cinq minutes, puis on s’est mis à en discuter. J’avais vraiment hâte de savoir si je devais selon lui les publier. Il m’a répondu, très gentiment: “Ça ne sert à rien de te presser…”» Monsieur Furey éclate de rire, ému par la candeur de l’adolescent impatient qu’il était.

«Mais il m’a quand même donné son adresse en me disant: “Quand tu auras d’autres poèmes, viens chez moi. Si je suis là, je vais les lire avec plaisir”.»

La société du sonnet

Lewis Furey arrache à la sacoche en cuir qu’il trimballe avec lui et qui traîne sur la table d’à côté un petit carnet en cuir. «Leonard avait toujours un petit carnet comme celui-ci avec lui. Il écrivait tous les jours, il remplissait des cahiers entiers avec le même quatrain réécrit, réécrit et réécrit d’une manière différente: une virgule modifiée, un mot rogné», se rappelle-t-il en passant de l’anglais au français. «Encore aujourd’hui, je ne sors jamais de la maison sans un carnet comme celui-là.»

L’artiste ayant jadis aspiré à devenir poète reviendra souvent au cours de notre conversation à l’idée d’assiduité, au cœur de la démarche de Cohen, et des leçons qu’il lui a offertes. «On rêve de se réveiller le matin, de se souvenir d’un rêve, de le transcrire et d’avoir sa grande œuvre. Ce n’est évidemment pas comme ça pour la plupart des créateurs. Leonard m’a appris l’importance du travail. Il y en a beaucoup, oui, des poètes, des auteurs de chansons, parfaitement brillants. Mais pour nombre d’entre eux, pour Bob Dylan ou pour Rimbaud, on parle d’une éruption de génie assez brève. Ce sont des œuvres fabuleuses, mais qui reposent sur l’inspiration pure. Ça n’a rien à voir avec la façon dont Leonard écrivait ses poèmes. Si tu veux vraiment écrire, écrire longtemps, tu dois être complètement obsédé par ce sur quoi tu travailles. Ton obsession doit frôler la maladie. Et ça prend aussi une certaine foi en ta capacité à déterrer ce qui est enfoui profondément au fond de toi.»

Mais pourquoi ce qui était enfoui au fond de Leonard Cohen trouvait-il pareille et profonde résonnance chez autant de lecteurs? «Je pense que les gens appréciaient la clarté avec laquelle le gars [the guy!] disait très exactement ce qu’il voulait dire. Il ne trichait pas. Il n’écrivait pas quelque chose juste pour faire joli ou parce que ça rime. Il écrivait quelque chose parce qu’il croyait vraiment dans son cœur qu’il s’agissait de la vérité. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui font ça, surtout pas dans le monde de la musique.»

Lewis Furey et Leonard Cohen.Lewis Furey et Leonard Cohen.

 

Dans les années qui suivent leur premier café sur de la Montagne, Lewis Furey se rend régulièrement chez Leonard Cohen en compagnie d’autres apprentis poètes. Le mentor, lassé de s’arracher les yeux sur des vers gribouillés à la main, offre même à son élève, alors complètement paumé, une machine à écrire.

Le maître et ses disciples forment un instant une société du sonnet. «Toutes les deux semaines, on se réunissait chez Leonard et chacun — lui y compris — lisait les sonnets qu’il avait écrits.» Monsieur Furey roule sa lèvre inférieure entre son pouce et son index, incrédule. «C’est assez incroyable quand j’y pense!»

Le poids des mots

Lewis Furey abandonnera finalement la poésie au sens strict de la chose, pour devenir l’auteur-compositeur et le réalisateur que l’on connaît. Le projet Night Magic, son film musical paru en 1985 dont Leonard Cohen a signé les textes, naîtra à Hydra un soir de vin heureux, lors d’une de ses visites chez son mentor, devenu ami.

Bien qu’il ait lui aussi choisi le chemin de la musique, Leonard Cohen demeure d’abord et avant tout aux yeux de monsieur Furey un poète, ayant astucieusement employé le subterfuge de la mélodie afin de mieux disséminer partout sur la planète le doux poison de la phrase qui grise. «Disons qu’il était devenu très bon pour placer ses poèmes sur de la musique», blague monsieur Furey, l’œil scintillant, tout à fait conscient de l’immense euphémisme qui lui sort de la bouche. «C’est devenu difficile pour les gens de séparer le musicien du poète, mais je crois que s’ils y réfléchissent un instant, ils vont réaliser qu’ils aiment ses chansons parce qu’ils en aiment les textes, et ça, c’est très rare. Un Elvis Costello, même un Paul McCartney, écrivent de bons textes, mais c’est évident que ce n’est pas l’attrait principal de leurs chansons. Je crois que la musique, pour Leonard, n’était qu’une façon de dire des poèmes devant des foules de mille, cinq mille, dix mille personnes.»

Que lui a-t-il appris de plus important? Monsieur Furey réfléchit longuement — une minute de silence? deux minutes de silence? — en regardant encore une fois par la fenêtre. «Ce qu’il m’a appris de plus important, c’est le poids des mots. Le poids d’un seul mot qui peut tout changer. Il m’a appris à m’intéresser aux mots. Il n’y a pas une journée qui passe sans que je regarde un mot dans le dictionnaire.»

Je finis ma bière, monsieur Furey son café, puis nous parlons de politique municipale, et je m’imagine un instant que c’est à ce mélange de considérations banales et littéraires et existentielles que devait ressembler une discussion avec Leonard.

Puis monsieur Furey ajoute ceci, juste avant de me laisser à mes rêveries: «Tu sais, Roshi, son maître bouddhiste? Tu te souviens de la façon dont il parlait de lui? Eh bien, moi, c’est toujours comme ça que je me suis senti par rapport à Leonard. Peu importe ce qu’il disait, je l’écoutais attentivement. J’ai toujours senti que tout ce qu’il disait était très important.»

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