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La machine à images

Un air de blues traverse ce recueil de Patrice Desbiens qui, dans la continuité de son livre précédent, sobrement intitulé Poèmes (L’Oie de Cravan, 2020), nous plonge dans un univers prosaïque apparemment sans issue.

Poésie

Un air de blues traverse ce recueil de Patrice Desbiens qui, dans la continuité de son livre précédent, sobrement intitulé Poèmes (L’Oie de Cravan, 2020), nous plonge dans un univers prosaïque apparemment sans issue.

Il y a dans les deux derniers livres de Patrice Desbiens un désir de mettre en valeur l’autonomie du poème, de l’envisager comme une entité à part entière, indépendante de l’ensemble auquel il appartient, qui contraste avec la mode des recueils conceptuels. Les titres l’indiquent: Poèmes et 60 poèmes. Tout simplement. On peut ouvrir ces livres au hasard sans s’y perdre; jamais l’auteur ne sacrifie les parties au profit d’un tout, d’une trame narrative, et c’est tant mieux.

Ces deux récentes publications n’en demeurent pas moins cohérentes d’un point de vue thématique et stylistique. Qui fréquente l’œuvre de Desbiens reconnaîtra sans peine la mélancolie grinçante de sa poésie, son atmosphère de dimanche après-midi, sa neige sale et ses appartements mal insonorisés. Il est aussi souvent question de poésie dans ce nouveau livre qui multiplie les mises en abyme: «dans une photo/noir et blanc/d’une ruelle/sous les nuages//il y a un chat/noir et blanc qui/miaule vers le ciel//les nuages sont gris//et bas//un poème s’annonce».

À la différence des Poèmes, qui évoquaient notamment un séjour à l’hôpital, les 60 poèmes comportent quelques rayons de soleil. Malgré le désenchantement qui l’habite, l’écrivain parle du retour de l’amour et se prend à célébrer, un sourire en coin, les beaux yeux d’une femme qui «s’ouvrent/comme des cartons/d’allumettes». «Le soleil se lève/et se couche dans/le lac de ses yeux», écrit-il. Faut-il prendre au sérieux le lyrisme convenu de ces formulations? Là est la question…

Un imaginaire de la pauvreté

Cette poésie est une machine à fabriquer des images. Si les innombrables «comme» qu’on retrouve à la fin des poèmes finissent par lasser («mon visage/froissé comme/une correspondance//dans/la neige// sale»; «tout ceci/va disparaître/en fumée/comme/un mauvais tour/ de magie»; «le soleil est féroce comme/ un rhinocéros»,etc.), il demeure difficile de résister à l’inventivité du poète. Peu d’auteur·rices parviennent à renouveler de manière aussi efficace l’imaginaire de la pauvreté, pourtant si présent dans notre espace littéraire:

on brasse
notre petit change
dans nos culottes et
cela fait un tintement
de menottes dans
la nuit

On ne se sent pas dépaysé ici, parce que cette poésie évoque justement l’impossibilité du dépaysement: on ne peut s’extraire de sa condition sociale, semble dire Desbiens, ni de la grisaille quotidienne. Si quelques poèmes mettent en lumière cet état d’exception qu’on appelle l’amour, et si des moments d’enthousiasme ponctuent le livre, l’ironie atténue toujours le sentiment de transcendance. Les meilleurs textes évoluent généralement sur cette ligne de crête qui sépare le sarcasme de la croyance, le prosaïsme du sublime:

dimanche
dans mon lit
au chaud
pas d’école

les jambes en croix
sous mes couvertes
je rêve
plus loin que

dieu

Oui, «dieu» s’écrit sans majuscule chez Desbiens. On peut le tutoyer, le rencontrer au dépanneur du coin. On peut l’entendre jouer du drum ou le voir s’amuser avec un cerf-volant. Si quelques vers ouvrent la porte au mythe, c’est pour mieux le tourner en dérision: chaque référence à quelque chose de plus grand que soi est menacée de ridicule. Une «pelle de damoclès/[…] nous pend au-dessus/de la tête», écrit en ce sens l’auteur.

Un parfum de nostalgie beat

À l’image des Poèmes, les 60 poèmes adoptent une esthétique vintage. La typographie est celle des vieilles machines à écrire, celle des auteurs de la Beat Generation, à qui on peut associer certains thèmes du recueil. Volontairement mal imprimés, malgré le soin que L’Oie de Cravan accorde à ses livres, les caractères sont à l’image du style. Desbiens ne cherche jamais à bien écrire, tant d’un point de vue stylistique que syntaxique, et se limite à l’essentiel.

C’est à prendre ou à laisser. Personnellement, je regrette que des poèmes aussi inventifs puissent voisiner avec des jeux de mots et des effets sonores douteux: «les saules pleureurs/sont inconsolables». Ou encore: «elle chante//seule//un chœur dans/son cœur de/femme». Ce n’est pas toujours convaincant, mais plus souvent qu’autrement, la spontanéité de cette écriture offre des images fortes, «juste à temps/pour voir/un poème/s’écraser//comme un oiseau//contre la fenêtre».

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Patrice Desbiens
Montréal, L'Oie de Cravan
2021, s. p. p., 17.00 $