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La lumière est une fleur

Roseline Lambert réalise un terrain ethnographique à Oslo, où elle traque la lumière qui change durant toute l’année pour son doctorat en anthropologie de la poésie. Elle nous propose un deuxième texte tiré de son carnet de notes.

Lumières norvégiennes

Roseline Lambert réalise un terrain ethnographique à Oslo, où elle traque la lumière qui change durant toute l’année pour son doctorat en anthropologie de la poésie. Elle nous propose un deuxième texte tiré de son carnet de notes.

lys = lumière

En norvégien, la lumière est une fleur.
Je prends des photos de lampadaires.

 

2/11
Je suis congelée dans le noir, mes doigts bougent à peine sur Aker brygge. Je regarde des poissons volants gonflés à l’hélium changer de couleurs dans le ciel1. Une demi-lune allumée flotte sur un bateau qui navigue tranquillement entre les quais. J’ai tellement froid. Plus tard, les projections expérimentales commencent sur l’immense chute d’eau créée dans la mer avec des ventilateurs. Je suis engourdie de partout. L’hôtel de ville s’effondre dans un kaléidoscope de lys blancs. Je m’engouffre dans la lumière jaune du tramway pour faire réapparaître les couleurs de mon corps.

 

4/11
Neige. L’arbre fait des lignes blanches qui se déploient dans tous les sens. Du même blanc, la lumière me capture à l’intérieur. Elle s’emmêle au froid. Elle m’enveloppe en petite boule. Soudain je me déroule, je pense que je n’ai encore jamais vu la mer quand il neige: je sors en courant vers le port.

 

7/11
J’ai peur du noir qui arrive toujours plus tôt.
Le crépuscule dit: le jour a une fin, même s’il n’est pas fini.
J’ai envie de courir tellement vite pour rattraper, disons, le soleil.
Pour ne rien laisser, jamais, me quitter.

 

9/11
Le soleil arrive directement dans mon visage. Écrire sur la lumière c’est échapper à la banalité mais l’envisager en pleine face en même temps. C’est quand même une question de vie ou de mort. Plus tard sur le quai de Nesodden je me calme, la lumière rose recouvre Oslo d’une couverture épaisse et l’entoure de ses bras en épines.

 

11/11
Bientôt le matin ne se lèvera plus.
Le matin, c’est le lieu où je commence. Après, tout tourne et je ne sais plus.

Lambert 1Lambert

12/11
L’air est blanc. Il neige sur la mer noire.

 

13/11
Je prends le pouls de la luminosité depuis des jours: le ciel est blanc, aucune texture.
Je croyais que c’était la noirceur qui serait pesante, mais c’est l’éblouissement qui m’alourdit.

 

19/11
8 h 02, je sors me battre avec novembre. J’enfile mon costume de superhéroïne et mes réflecteurs pour aller courir même s’il fait noir. Sur le chemin de la rivière, je n’en reviens pas de me fondre dans une foule de coureurs illuminés comme moi.

 

21/11
Il pleut. C’est bien beau les petites lumières de Noël partout, mais le ciel est tellement gris que ça aplatit ma tête et ça presse mes deux tempes l’une contre l’autre. La fatigue de se lever du lit dans le noir, prise sous une grosse roche.

 

22/11
Il est midi. Je compte les lumières allumées dans le café quand je réalise que j’ai mal aux yeux parce qu’il fait trop clair:
22 lampes halogènes au plafond
+ 2 lustres x 15 ampoules
+ 3 étoiles de Noël illuminées x chacune des 8 fenêtres
= 76 lumières!
Quand je regarde dehors et que je déplace mon regard en dedans, mes yeux n’arrivent pas à s’ajuster automatiquement tant le contraste est grand: je ne vois plus rien.

Lumière-fiction

Me souvenir que tout dépend de l’angle de la lumière:
la voiture fonce pile dans la porte-miroir du magasin devant moi. Rien n’éclate en morceaux. Juste un petit évanouissement du mouvement qui s’éteint dans le clignement de mon œil quand je bouge la tête.

Est-ce qu’il y a une lumière du vent?
Celui qui se pend aux branches et aux volets du café?

Lambert

Mes mains qui écrivent sur le cahier se dédoublent. Formes foncées, figures pâles. Mes bouts de doigts s’allongent, j’ai vingt doigts, j’ai trente doigts. Je pousse de partout. Je pourrais facilement être un autre animal
                

et sortir du champ

la tête en bas

ou mes racines en ombres chinoises sortiraient de terre jusqu’à ce que je me retrouve en Chine. Soudainement être en Chine, le soleil se lève, le rattraper.

Comment la lumière tombe à Oslo en décembre:

8h00 — 9h30        14h15 — 16h00

BLANC            NOIR

dans le NOIR        dans le BLANC

La lumière susurre:
je m’habille de pétales fluo sur la devanture du dépanneur
pour que vous ayez brusquement envie de Life Savers
je m’agrippe dans vos yeux je vous sauve la vie
je vous laisse aussi tellement tomber

 

24/10
J’étais au théâtre Black Box, nous étions dans le futur en 30192. En mangeant notre dessert en mousse qui fait de la fumée, j’invente cette question pour un inconnu: Tu ferais quoi avec le superpouvoir de faire tout ce que tu veux durant deux heures sans aucune conséquence? Je baiserais plusieurs filles, je conduirais une voiture de luxe à fond et je boirais du très bon champagne, comme les personnages dans Exit3.

Mais pourquoi avoir si peur de la fiction? Je suis atterrée par nos rêves encastrés dans le cadre de la télé. Aucun réflexe de s’envoler, d’aller dans l’espace ou de hurler en pleine rue. Ou de transgresser tragiquement: tuer quelqu’un de nuisible, coucher avec sa sœur, faire pipi sur quelque chose de beau, brûler un livre, devenir fou. Question de revenir sains et saufs dans le réel pour le rendre plus vivable. Ouvrons nos fenêtres. Il faut pratiquer nos rêves du futur de toute urgence.

 

7/12
Hier j’ai pris en photo le bleu de 15h47. La beauté royale du ciel au-dessus d’un champ de neige. Je pense plusieurs fois par jour:
je suis dans un film de Bergman. Ça donne un tel souffle de vivre ici.

 

12/12
8h41, la surface scintillante de la mer est rose bonbon au centre de l’horizon bleu poudre. C’est dur d’y croire: l’aquarelle reste accrochée juste 9 minutes.

 

16/12
Il pleut dans ma fenêtre. À 9h08, l’horizon disparaît d’un coup.
Un grand écran gris voile la mer et la côte, juste derrière les rosiers du voisin. De l’autre fenêtre de mon salon, Oslo a presque disparu dans le nuage. Je vois encore son mince filament.

9h12, une bande de côte noire réapparaît au centre de l’écran opaque, la mer blanchit à vue d’œil. Les textures reviennent lentement.

9h28, le plafond de nuages bouge très vite. Je retrouve la profondeur du champ jusqu’à la deuxième chaîne de montagnes au loin.

Je vois la ligne des lampadaires réapparaître.

Lambert 2Lambert

* Le poème ne respecte pas la mise en page initiale

 

  • 1. Le festival d’art de la lumière, Lyskunstfestival Havnepromenaden, avait lieu sur le quai principal d’Oslo du 1er au 3 novembre 2019.
  • 2. We should all be dreaming, une pièce de Sonya Lindfors et Maryan Abdulkarim, présentée au Black Box Teater d’Oslo en octobre 2019.
  • 3. Exit est une série télévisée norvégienne diffusée cet automne par la chaîne NRK qui fracasse les cotes d’écoute.
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