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La littérature inséparable d'une vie vulnérable

La littérature inséparable d'une vie vulnérable
Dossier

Si on soulève ma peau, on verra ce qui se cache en dessous: des vers.
Daphné B.

 

Les femmes remplissent et traînent des carnets depuis toutes jeunes. Elles les cachent sous leur oreiller, dans leur tiroir de sous-vêtements, tout près de l’intimité de leur corps. Il faut bien qu’elles existent quelque part. Dans leurs journaux intimes, elles consignent leur vie, qu’elles peinent à retrouver dans les œuvres qu’on leur présente.

Cette pratique n’est ni réservée aux femmes ni pratiquée par toutes, bien sûr, je n’ai moi-même jamais eu la patience qu’elle exige. C’est néanmoins une habitude largement genrée, ce qui s’explique historiquement. Jusqu’à tout récemment, les femmes n’avaient pas accès au même eseignement que les hommes, et leur apprentissage était confiné à la maîtrise des formes de l’éloquence privée: la correspondance et le journal intime. La parole féminine s’est déployée à l’ombre des œuvres cano-niques, à l’écart du système éditorial, puisque ces manières d’écrire n’étaient pas considérées par les institutions modernes, qui privilégiaient une littérature intransitive, écrite hors du monde et sans sujet énonciatif.

Les temps changent, dit-on. Dans les années 1980, au Québec, des voix féminines se sont élevées, telles celles de Marie Uguay, France Théoret, Denise Desautels, et depuis une «poésie de l’intime» est publiée par des femmes, des personnes non-binaires et des hommes: La fatigue des fruits de Jean-Christophe Réhel (L’Oie de Cravan, 2018), Moi, figuier sous la neige d’Elkahna Talbi (Mémoire d’encrier, 2018), Delete de Daphné B. (L’Oie de Cravan, 2017), Les garçons au vent de Roxane Nadeau (La Tournure, 2017), L’empire familier de François Rioux (Le Quartanier, 2017), Particules mélancoliques de Simon Poirier (Le Lézard amoureux, 2017), Bleuets et abricots de Natasha Kanapé Fontaine (Mémoire d’encrier, 2016), Last call les murènes de Maude Veilleux (L’Écrou, 2016), Shrapnels d’Alice Rivard (L’Écrou, 2016), pour m’en tenir à quelques titres récents. Mais cette épithète est trop souvent employée par la critique de manière à maintenir la séparation historique entre la littérature canonique et les écritures du témoignage. La poésie «de l’intime» s’apparenterait à la poésie sans en être tout à fait. Elle serait trop centrée sur le sujet et pas assez sur la forme.

Sébastien Dulude a écrit en ce sens au sujet de Shrapnels, dans un précédent numéro de Lettres québécoises (no 164, hiver 2016): «Le propos, dont on convient aisément qu’il témoigne d’une vie épouvantablement difficile et injuste — mais là n’est pas la question — est raconté de manière si univoque qu’il ne laisse pas la moindre chance au lecteur de dériver à partir des images […].» Sa critique a suscité une vive réaction sur les réseaux sociaux et lui a valu une réponse d’Alice Rivard, publiée sur le site de Filles Missiles.

L’autrice de Shrapnels revendique le terme «radical poetry», en référence au mouvement politique du radical softness, qu’elle rapporte à «une poésie in your face qui ne s’excuse pas d’exister, qui ne survalorise pas la technique au détriment du contenu, qui est faite de cette expérience humaine commune, et qui est donc accessible à toutes et tous1». Dulude a choisi d’écarter la perspective humaine derrière les poèmes pour restreindre sa réflexion aux plans sémantique et formel, alors même que la poésie de l’intime force à penser la littérature comme inséparable d’une vie vulnérable. La forme n’est plus, dans cette perspective, un aspect distinct du sujet. Je reviens sur cette critique parce que Sébastien Dulude pose si bien l’enjeu du recueil qu’il refuse pourtant d’aborder. Faisons ce qu’il n’a pas fait: prêtons attention à ce qui surgit lorsqu’on situe la question des écritures du témoignage (poésie de l’intime, récit de soi, autofiction) justement là où il a détourné le regard.

S’autotraduire pour exister

Les recueils mentionnés plus haut révèlent la nécessité de s’écrire, de parler pour et en soi-même. Ce faisant, le sujet revendique son agentivité, à savoir «la capacité d’agir de façon autonome, d’influer sur la construction de sa propre subjectivité et sur sa place et sa représentation dans l’ordre social2». Il cherche à se nommer, à le faire avant que son identité soit, une fois de plus, réappropriée, massacrée par autrui:

Je lève la main rapidement
juste après Guy Saint-Jean
par survie
avant que
le massacreur de prénoms dise le mien
[…] je lève la main pour m’assurer
d’une élémentaire survivance3.

Dans ce recueil, Elkahna Talbi soutient: «C’est en les nommant que les choses prennent forme.» Le corps devient le lieu privilégié d’une résistance. Natasha Kanapé Fontaine le reformule sans cesse au fil des poèmes de Bleuets et abricots:

Tu ne me glorifieras plus
je serai ni statue de la Liberté
ni poupée vaudou ni apparat de fêtes
je prendrai forme humaine

La poète innue se souvient du «choc de la dépossession» et en témoigne pour en préserver la mémoire:

Je dis je
pour les autres
la souffrance des miens

Littérature inséparablePhoto: Cindy Boyce

 

En ne confinant pas leurs expériences intimes aux pages d’un carnet, les autrices et auteurs en assurent la transmission et contribuent à valoriser différents régimes d’expérience. Marie Darsigny explique qu’«en exposant les plaies au grand jour dans une vulnérabilité évidente, les récits intimes font prendre conscience à la femme souffrante qu’elle n’est pas seule et qu’elle peut obtenir du pouvoir en unissant sa voix à celles de ses semblables4». Le dévoilement des corps marqués par le viol, la précarité, la maladie, le colonialisme, des corps qui ne correspondent pas à une représentation normative, les extrait de leur isolement.

Exister à travers l’écriture, ce n’est cependant pas toujours élégant. Ce ne doit pas l’être, selon Virginie Despentes, pour qui la vulgarité et l’agressivité constituent des voies de sortie des normes d’expression de l’identité féminine (King Kong théorie, 2006). Une métaphore, inspirée de Maude Veilleux, me vient tout de suite en tête pour imager cette idée: la poésie, comme un vagin, n’a pas besoin d’être tight pour être valable et appréciable:

checkez-moi ben maude vv
deux v
poète pas tight pantoute
pas tight du vag’
pas tight de la tête

Les écritures du témoignage ne sont pas réductibles à un exercice formel, qui présenterait un rapport esthétisé au monde. Elles ne peuvent pas non plus être appréhendées selon une logique intransitive, au risque que l’on néglige leur moteur principal, qui n’est pas rhétorique mais existentiel: elles s’appliquent à la mise à nu d’un sujet vivant, d’un ethos culturel parfois hors norme, et s’inscrivent dans une écologie des affects et du souvenir.

L’importance du care en critique littéraire

Dès lors, en admettant que les formes poétiques sont indissociables des formes de vie, on constate que critiquer les unes équivaut à autoriser ou à remettre en question les autres. Lori Saint-Martin ironise sur ce cas: «Un roman sur l’état de sa prostate et de ses érections (voir l’œuvre de Philip Roth) est universel; un roman sur ses ovaires ou ses menstruations n’intéresse personne. Un roman d’amour écrit par un homme est un roman d’amour; un roman d’amour écrit par une femme est très vraisemblablement de la chick lit5»).

La lecture de ces recueils et leur critique doivent assumer une responsabilité, elle aussi encore trop souvent reléguée aux femmes et réduite à la sphère domestique: prendre soin (to care). Cela ne signifie pas porter aux nues n’importe quels vers; il faut plutôt veiller à ne pas effacer la personne qui les a écrits. La notion de care ne s’appuie pas sur une égalité de principe, elle repose sur une responsabilité mutuelle et sur la conscience qu’a le sujet de ses privilèges dans une société stratifiée, au sein de laquelle des groupes sociaux entretiennent des relations structurelles de domination et de subordination. Pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui crient plus fort jusqu’à effacer les voix les plus fragiles, que les récits de soi archivent et rendent visibles, il importe de considérer une pluralité de sensibilités et de vécus, et ainsi mettre en valeur des manières divergentes de se dire. La reconnaissance des vulnérabilités exige une éthique de la douceur et une attention empathique. Je ne réclame pas qu’il faille ménager l’égo de tout le monde et ne plus interroger les œuvres publiées. Mon propos touche plutôt à la place trop limitée accordée à l’expression de la souffrance et des émotions en littérature comme dans la société. C’est un immense défi, que je ne saurais résoudre en quelques mots. Pour commencer, on pourrait cesser de compartimenter les émotions dans un vocabulaire médical, ou de les juger insignifiantes, à distance d’un projet poétique sérieux.

Accepter qu’elles ne soient plus dissimulées, ce n’est pas du voyeurisme. La lecture est une rencontre, parfois frustrante, qui nécessite une ouverture à l’autre. ♦

 


Stéphanie Roussel s’intéresse aux pratiques poétiques marginales tels que les micro-libres Membre du comité de rédaction d’Estuaire, elle codirige aussi le collectif Les Panthères rouges et coréalise le documentaire Open Mic.

  • 1. Alice Rivard, «You can’t sit with us», dans Filles Missiles, 2016. Récupéré de http://fillesmissiles.com/post/155636481207/you-cant-sit-with-us-alice-…
  • 2. Shirley Neuman traduit par Barbara Havercroft, «Autobiographie et agentivité: répétition et variation au féminin», dans J. Hamel, B.Havercroft et J. Lefort-Favreau (dir.), Politique de l’autobiographie: engagements et subjectivités, Montréal, Nota Bene, coll. «Contemporanéités», 2017, p.266.
  • 3. Elkahna Talbi, Moi, figuier sous la neige, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018.
  • 4. Marie Darsigny, «Trente suivi de L’écriture de la souffrance comme acte de résistance féministe», mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2017, à paraître sur Archipel.
  • 5. Lori Saint-Martin, «Le deuil, le combat: du manspreading littéraire à la parité culturelle», Canadian Women in the Literary Arts, 2016. Récupéré de https://cwila.com/le-deuil-le-combat-du-manspreading-litteraire-a-la-pa…>.» La poésie de l’intime tente de faire apparaître des réalités tenues pour inintéressantes et d’offrir aux personnes qui les vivent, comme l’exprime bell hooks, «le pouvoir d’être reconnue et de se faire voir» («the power [for] being recognized and being seenbell hooks, «Moving from pain to power», 2015. Récupéré de https://youtu.be/cpKuLl-GC0M
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