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La jeune femme et la mort

Les questions restent, les réponses changent. Voici celles d’Audrée Wilhelmy.

Questionnaire LQ

Les questions restent, les réponses changent. Voici celles d’Audrée Wilhelmy.

Photo: Sandra LachancePhoto: Sandra Lachance

 

Est-ce que le roman est mort?

La fiction est partout. Avec les médias sociaux, la construction narrative a pris une dimension très personnelle. On le sait, ça a été répété ad nauseam dans les dernières années, chaque individu agit comme chroniqueur (auteur) de sa propre existence. Dans cette fictionnalisation à large échelle, le roman continue de jouer un rôle de guide, il propose des univers, des codes, des figures qui nourrissent les fables individuelles et le grand récit historique. À mes yeux, il est plus vivant (et pluriel) que jamais, mais je ne suis pas certaine qu’il soit aussi significatif que lorsqu’il était le principal lieu de mise en récit.

Le roman que j’ai honte de ne pas avoir lu?

Quelque chose me dérange dans le terme «honte», que je n’éprouve pas en ce qui a trait à la lecture ou à quelque autre loisir que ce soit. Je crois que la honte d’avoir lu ou non une œuvre est le réflexe d’une personne cultivée qui tient à sa position d’intellectuelle. J’y vois aussi une forme de sensibilité, une considération, peut-être trop grande, de l’opinion des autres à son endroit. J’ai plusieurs défauts, mais pas celui-là. Cela ne signifie pas que je n’aime pas lire ou qu’il n’y ait pas de titres qui m’intriguent et que je n’ai pas encore eu le plaisir de découvrir, mais je n’ai pas honte des trous dans ma bibliothèque.

J’y songe et tout de même, il faut que je dise: pendant mon baccalauréat, j’ai trop peu lu pour une étudiante en lettres, et je regrette de n’avoir pas creusé plus loin toute cette richesse qui m’était transmise. Cela dit, si j’avais plus lu, j’aurais sans doute moins écrit. La très grande culture littéraire peut être un fardeau pour de nombreux aspirants écrivains. Comment prendre la plume après Proust, Duras, Flaubert? Je ne me suis jamais posé cette question. Ma pratique de la lecture, tournée vers l’écriture, m’a évité d’être écrasée sous le poids des voix magistrales du passé. Chez Flaubert et Duras, je vais chercher les détails — structurels chez l’un, syntaxiques chez l’autre — qui me permettent d’amener mon propre travail plus loin. Et Proust?
Je ne l’ai pas lu.

Votre pire et votre meilleur souvenir d’écriture?

En mars 2016, après trois ans de travail continu, je tenais enfin un roman complet, La reine de Seiche, dont je devais envoyer au plus vite les épreuves à Leméac afin qu’ils puissent enclencher la machine éditoriale et faire paraître le texte à la rentrée d’automne, où il était annoncé. Malgré des mois d’ajustement, de peaufinage, de «dentelle», je ressentais un malaise grandissant par rapport à ce texte, qui ne me semblait pas à la hauteur de mes ambitions. J’avais l’impression d’avoir rédigé un manuscrit esthétique, mais vide et couvert de diachylons. Deux jours avant la date butoir, c’est devenu évident: je ne pouvais pas publier ce roman. J’ai tout jeté. De La reine de Seiche, il reste quatre pages dans Le corps des bêtes.

Ce souvenir-là est le pire parce que la destruction de trois ans d’écriture s’est avérée très déchirante, mais c’est aussi, surtout, le meilleur, parce qu’il s’agit d’un moment qui a contribué à me définir à mes propres yeux. Retarder d’un an mes projets, c’était choisir la qualité du texte, ma satisfaction personnelle et l’estime que je porte à mon travail en dépit des attentes éditoriales ou stratégiques. Je n’ai pas seulement décidé de ne pas publier un roman, j’ai établi mes priorités en tant qu’écrivaine.

Est-ce que je lis les critiques de mes livres? Pourquoi?

Oui, évidemment! C’est bon de sentir ses romans exister à l’extérieur de soi. C’est un privilège de voir son travail susciter des discussions. Aussi, comme je construis mes intrigues pour laisser le plus de place possible à l’interprétation du lecteur, je trouve agréable de comprendre ce que chacun a tiré du livre. C’est parfois révélateur de tempéraments, ça me plaît.

D’autre part, sans transformer ma manière d’écrire, certaines critiques négatives qui m’ont paru particulièrement pertinentes (par exemple, le fait que les corps des femmes, dans Les sangs, répondaient à des stéréotypes forts) m’ont amenée à réfléchir à des éléments plus profonds de mon imaginaire et m’ont aidée à en améliorer certains aspects problématiques.

L’écrivain·e dont je suis jalouse...

J’ai reçu le gène de l’ambition sans celui de la compétitivité. Je ne me sens menacée par personne, les succès des autres m’enchantent et ne me remettent pas en question. J’admire donc beaucoup d’auteurs — entre autres de nombreuses écrivaines québécoises qui font partie du milieu littéraire actuel ou qui nous ont ouvert la voie —, mais je ne jalouse personne.

Y a-t-il une autre manière d’écrire que sous la contrainte?

J’espère bien, car je ne sais pas écrire sous la contrainte. J’ai souvent l’impression du sommeil, lorsque je travaille à mes romans. Comme si une partie de mon esprit s’éveillait seulement à condition que le reste tombe en dormance. Il arrive que je relise des passages d’Oss ou des Sangs et que je ne me souvienne plus les avoir écrits. Il arrive (souvent) que je travaille toute une journée, voire une semaine, sans bien savoir ce que j’ai fait ou de quelle façon les mots sont apparus sur la page. Ce n’est pas que je deviens étrangère à moi-même, c’est, je crois, que l’écriture m’amène dans ma préhistoire. Je ne sais pas comment le dire autrement. Comme si j’avais en moi, imprimé sur mes organes, sur mes os, des récits qui émergent par le dessin et se transforment en mots. Sans l’écriture ils ne sont pas visibles, mais ils m’habitent quand même, ils restent là. Pour y avoir accès, il faut le calme et la liberté absolus. C’est pour ça que les contraintes sont pour moi un frein systématique à l’écriture.

J’ai peur de...

L’oubli. J’ai une terrible mémoire, je ne suis pas observatrice et les événements qui meublent mon quotidien me traversent, ils s’impriment dans mon corps sans que mon cerveau ne juge nécessaire d’en garder trace, aussi il ne m’en reste souvent qu’une impression générale, une ambiance. Dans les moments de bonheur très grand, cette évanescence me désole. Je voudrais être capable de tout me remémorer: le visage exact de l’autre, la chaleur des rayons sur la peau, les saveurs, les images, les parfums. Pourtant, il ne me reste toujours qu’un sentiment vague — joie, sérénité, euphorie — et bientôt ce sentiment disparaît, il est remplacé par les mêmes sensations physiques, mais associées à des événements neufs. Pour faire face aux moments difficiles, si j’en traverse, je voudrais avoir en poche une série de souvenirs précis plutôt qu’une impression de bonheur diffus, si profond soit-il.

Comment je veux mourir?

J’espère avoir assez jardiné, assez compris la terre et le sol pour vivre l’expérience de la mort sereinement. Je veux que les organes qui n’auront pas pu être greffés sur d’autres corps servent à engraisser l’humus d’une forêt, à enrichir la terre qui, pendant des décennies, se sera occupée de les nourrir. Une entreprise fait des recherches présentement pour créer une sorte d’œuf qui s’insère sous un arbre au moment de la plantation. À l’intérieur: la dépouille. Ce type de repos éternel me séduit. Nourrir un chêne ou un pommier rustique, devenir lui. J’aime l’idée que ses branches me tirent hors du sol en même temps que ses racines m’y plongent plus creux.

Que lira-t-on sur votre épitaphe?

Ci-gît Audrée. Ses tresses sont mes racines, mes branches sont ses doigts.♦

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