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La géographie du bonheur : Carnets d’Haïti

La géographie du bonheur : Carnets d’Haïti
Écrire ailleurs

Il reste des échos comme des fantômes dans la maison. Quelqu’un tousse, claque une porte, lance une phrase sur la terrasse, écrase une mouche. Toutes les mouches ont faim, elles sont partout, posées sur les pistaches dans la tasse, noyées dans le vin, enfouies dans les cheveux. Elles piétinent la chute du jour et vous suivent jusque dans la chambre pour vous dévorer, unique solution à la ténacité de l’inanition, celle qui en épuise une majorité.

Un peu de silence. Un peu d’espace. Cet espace me fait peur. Je le refuse autant que j’en ai besoin. Ne me laissez pas toute seule ici, pas encore, gardez-moi près de vous mais ne parlez pas, soyez là, intactes, dans l’espoir vous aussi d’un silence. Nous sommes ensemble, mais seuls, et vous êtes d’accord avec cette affirmation. Dehors, les chiens-zombies jappent à ce moment précis où vous croyez qu’ils ont tous disparu faire la sieste sous un arbre, mais vous vous rendez compte que s’ils ne jappent pas toujours c’est qu’ils sont occupés à marcher sur le trottoir pour ne pas se faire pulvériser par une moto. Les chiens ne regardent pas les hommes conduire les motos ni les femmes accrochées à leur taille, les chiens résistent. Puis quand ils s’arrêtent un instant, par exemple là où il y a le poulet qui boucane, ils jappent un coup et vous sursautez. Et le silence se fragmente grâce à la sale volonté d’un chien-zombie.

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Photo : Véronique Marcotte

Avec David, on a parlé d’un autre mutisme. J’ai présumé qu’après le tremblement de terre il y avait eu une interruption, sorte de tacet, jamais entendu dans la perle des Caraïbes. Il paraît que les Haïtiens se sont mis à chuchoter, et que toutes les radios se sont tues elles aussi. Nous n’avions pas de temps pour le bruit, il fallait rester là les uns avec les autres. Je me suis demandé quelle avait été la première chanson à jouer à la radio lorsqu’on avait décidé de l’ouvrir à nouveau. Don’t worry be happy, qu’il m’a répondu, David. Sur son bras posé sur le volant et exposé à la lumière du soleil, j’ai remarqué la chair de poule qui le traversait presque violemment, surpris par l’émotion encore vive.

Et ensuite, il s’est passé quoi? Les choses. Les choses se sont passées. Et on a refusé de reconstruire le Super Marché, il y avait eu trop de morts, on ne pose pas des comptoirs de surgelés sur des cadavres.

À mon retour à Thomassin, les échos s’étaient apaisés. Il ne reste presque rien nous montrant l’apparence des choses quand une terrasse se vide. On ne sait rien de la réalité si elle n’est représentée que par la nature et le silence. Qui est-ce qui me raconte l’histoire de la petite Carole dont on n’a jamais retrouvé le corps si David n’est pas sur la terrasse pour prononcer les paroles qui retracent les événements?

* * *

On emprunte la route nationale, on arrête chercher du griot au dernier rond-point et on dépose le contenant de styromousse entre les deux sièges, on pige un morceau de porc ou une banane plantain durant le voyage, ça refroidit, mais il fait chaud, le soleil plombe avant les montagnes. On monte la pente sans arrêt, en traversant de petits villages où tout le monde est assis sur le bord de la route à discuter, à s’emmerder. Puis au bout de deux heures, on redescend, et il y a devant soi cette vue sur la mer, sur la ville de Jacmel. Une lame poignarde le décor, c’est un endroit sans route où vivent des gens qui vénèrent la montagne. Même le chauffeur, qui habite les bidonvilles de Port-au-Prince, ne comprend pas comment ces gens-là peuvent vivre avec rien. Sur mes genoux, une enfant s’amuse, s’endort, farfouille dans la boîte de noix, demande de l’eau, transpire sur mon ventre, bave sur mon bras, mais je m’en fous, j’ai l’impression d’avoir eu mille enfants, elle est la mienne, elle aussi. Elle ne voit pas les gens sur la lame, elle se concentre sur mon visage, sur mes cheveux d’etranje («étranger»).

Puis, on arrive à Jacmel. On pense aux cartes postales, à la mer, on se dit que les odeurs de gaz et de viande pourrie n’existent pas ici, puis on s’étonne, c’est la même chose: ça pue et les gens sont aussi sur le bord de la route, ils sont lassés, ils attendent pendant que le ciel descend, c’est le seul qui soit rapide ici, le ciel, il s’écrase aussi vite qu’il s’est levé quelques heures plus tôt.

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Photo : Véronique Marcotte

 

Je suis au-dessus de la mêlée. À précisément quatre-vingt-douze marches de la route pavée et de la mer. Quatre-vingt-douze marches que je monte avec ma valise de précieuse, le souffle court, la tête qui tourne parce que le morceau de griot et la banane ne suffisent pas à mon corps gourmand. Devant moi, la mer se déploie et je vois tout ce qui existe de l’horizon, l’horizon du monde est devant moi, il me sert d’alibi, et il est le seul élément réconfortant, même s’il n’arrive pas à me rassurer. Je me croyais femme du monde mais me voilà liée à moi-même. Sans cette liberté revendiquée depuis les débuts de mon monde. À la merci de ceux qui me portent et me transportent, dans un silence houleux m’obligeant à m’arrêter.

Mortifère. C’est le mot que je lis sur la plupart des bouches rondes. Même les chiens soupirent et dorment jusqu’à plus soif parce que, de toute manière, il n’y a rien d’autre à faire. Et si moi, je me permettais de dormir un instant? Non. Au lieu de cela, je cherche la porte de sortie, je panique comme le ravèt («coquerelle») que j’ai tué hier à coups de chaudron avant de me rendre compte que ça ne donnait rien, qu’ils étaient plus nombreux que moi, qu’ils se multipliaient, un de plus ou un de moins.

Si je m’arrêtais un moment et que seule la beauté me réconfortait? Le livre de Yanick Lahens (Failles, 2010) sur le moment précis où Dieu a posé son doigt sur des milliers de personnes pour faire en sorte que le 12 janvier 2010 à 16h53, il ne reste que l’amour, seul ce livre-là pourrait contribuer à la consolation: «Le 25 janvier, V. a en effet retrouvé le corps de son conjoint. J’étais soulagé d’être encore là. Elle a fait embaumer le cadavre et elle a refait les trois cents kilomètres avec ce cadavre dans le coffre de sa voiture.» Le bruit des vagues, les chiens qui me lèchent le visage, l’homme qui m’a cuisiné une omelette ce midi, le vent sur mon visage lorsque j’ai traversé la ville à moto, la peur de mourir parce que je m’aime vivante, tout cela pourrait me réconforter si j’allais ailleurs que dans ce qui me révèle tout sauf moi.

Je pense que les ravèts, ce soir, je vais les envoyer chier. Qu’ils s’emmerdent, comme tout le monde. ♦

 


Véronique Marcotte a mené la double vie d’écrivaine et de metteuse en scène durant vingt ans.  Aujourd’hui, elle se consacre à l’écriture, à la scénarisation et à l’enseignement. Dernièrement, elle obtenait la résidence de création PEN Haïti, dans la ville de Thomassin.

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