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La fosse de François Blais

Traversée de l'oeuvre
Thématique·s

À une certaine époque, disons au tournant de Sam (2014), alors que François Blais venait de recevoir la bénédiction de Pierre Foglia1 pour La classe de madame Valérie (2013), certaines mauvaises langues ont commencé à persifler sur le compte de l’homonyme du ministre du Travail de l’époque: avec ses ratés sympathiques, sa niaiserie magnifiée (et, il faut le dire, magnifique), ce vitriol itérativement épandu sur le champ littéraire (pour notre plus grand bonheur, néanmoins), ne commençait-il pas à se répéter? C’était là fort mal comprendre l’œuvre de François Blais.

Le pelleteur

Avec son court recueil de nouvelles, Cataonie (2015), il me semble que sa poétique a pu être mise en perspective. Prolifique, avec un titre par hiver depuis Iphigénie en Haute-ville paru en 2006, François Blais avait peu encouragé chez ses lecteurs le pas de recul, nous gardant d’apercevoir l’ensemble fascinant, férocement idiosyncrasique, qu’il dessinait à coups de répétitions. L’image n’est pas sans intérêt: si François Blais se répétait, au fond, c’était à la manière du fossoyeur, qui, de ses toujours semblables pelletées de terre, n’en allait pas moins de plus en plus en profondeur.

Dans La nuit des morts-vivants (2011), on rencontre deux narrateurs, Pavel et Mollie; chacun est mandaté par un «auteur» en contre-jour pour pondre une poignée de pages, comme une sorte de journal d’écriture; cet auteur qu’on ne verra jamais, véritable fantôme de la trame, est sans doute celui qui est chargé d’intercaler les narrations et de nous faire constater à quel point le Pavel aux manières proustiennes irait bien avec cette Mollie à l’élan joycien — pourquoi diable ne se rencontrent-ils pas, pourquoi l’idylle échappe-t-elle au roman? Les deux seuls geeks de tout Grand-Mère ne pourront-ils jamais échanger de fluides? (Soit dit en passant, c’est aussi une grande injustice de l’histoire littéraire, quand, en 1922, James Joyce arriva complètement saoul à son unique rencontre avec Marcel Proust, et que les deux géants de la littérature de l’époque papotèrent de choses et d’autres plutôt que de la transcendance du langage.)

Ce que La nuit des morts-vivants nous révèle en fait, un peu comme on le voyait déjà poindre dans la Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009), c’est le dialogue désirable entre les gens du cru et le monde littéraire; Pavel est employé d’entretien, Mollie vie de l’aide sociale. Tous deux éclusent dans les bars — ou se stationnent au Tim Horton’s —, lecteurs assidus mais omnivores, ils ont une belle culture, mais une culture complètement inutile, voire déplacée, dans leur univers social. Vers la fin du roman, Pavel assiste au «fameux» party de Noël de son employeur, dans un bar de la ville. Un peu ennuyé, il grimpe sur la mezzanine et se met, pinte à la main, à lire un roman de Sôseki Natsume. Ce surplomb relatif relève quelque chose de touchant que les autres livres de François Blais revisiteront: la culture littéraire, quand bien même elle tapisse un livre de littérature, n’est pas moins traitée comme une culture de la marge, jamais de l’élite. À peine au-dessus des autres, sur une mezzanine.

Document 1 (2012) reprend l’année suivante ce commentaire sur la culture littéraire pour, d’une certaine façon, le préciser. Plutôt que de souligner la niche de la littérature dans le monde en général, les narrateurs Tess et Jude, respectivement commis chez Subway et assisté social, pointent la fraude — à moins que ce ne soit la secte? — que représente l’institution littéraire, installée sur une série de croyances un peu aveugles. Les deux protagonistes, afin de se payer un voyage dans un petit bled perdu des États-Unis, décident d’emprunter l’identité du seul écrivain hermétique de Grand-Mère, Sébastien Daoust, Ph. D.en littérature, auteur d’une thèse sur le Temps chez Paul Valéry, recyclé dans la construction de bateaux car la littérature, «il n’y croit plus». Le milieu littéraire local — celui de la région grand-méroise, mais plus encore celui du Québec — est moqué, alors que la falsification de Tess et Jude paraît simplement reproduire la fraude générale que constitue cette chasse gardée institutionnelle que serait la littérature québécoise.

Sam, d’une bonne pelletée, va un peu plus profond; dès sa préface, François Blais demande de but en blanc à recevoir le prix Ringuet pour le livre que nous tenons entre nos mains: «Je souligne qu’il s’agit de mon huitième roman publié et, qu’à ce jour, je n’ai toujours gagné aucun prix littéraire important. […] Personnellement, cela ne m’émeut guère, l’on n’écrit pas pour gagner des prix, mais c’est surtout pour vous que cela commence à être gênant.» Montrant ainsi du doigt l’arbitraire des attributions, salissant joyeusement nos beaux «outils de légitimation» pour parler le jargon des sociologues, l’auteur raconte, dans ce roman, la quête d’un pauvre garçon tombé amoureux d’un «journal intime», celui de S. qu’il rebaptise Sam. Il cherchera l’autrice de ce journal jusqu’au Département des littératures de l’Université Laval, sachant que la mère d’icelle y occupait un poste. Or, il faut voir que ce narrateur n’est qu’une victime de plus de la fraude de la littérature…

Cataonie, mentionnais-je, est ce qui nous révèle le mieux le geste d’approfondissement au cœur de la poétique de François Blais: s’il creuse depuis au moins La nuit des morts-vivants, c’est au terme de ce recueil de nouvelles que la fosse où poser la littérature paraît complétée. Dans «L’intrus», l’ultime texte de l’ouvrage, nous rencontrons le narrateur, écrivain pédant, qui se voit propulsé le temps de ses rêves dans la trame narrative d’Angéline de Montbrun. C’est d’autant plus gênant que ses rêves modifient pour de vrai le roman canonique; pour s’en assurer, il va chercher conseil auprès d’un professeur de littérature ayant consacré sa thèse à tisser une lecture marxiste du célèbre roman de Laure Conan. — qu’il n’aurait cependant jamais lu, pas plus que la théorie marxiste. Cataonie, à son dénouement, nous présente ainsi une sorte d’itinéraire, de plus en plus bas: de la critique de «l’idéologie littéraire» à la critique de ses organes de publication, à la critique de son institution, celle, souvent universitaire, chargée de désigner qui passera à l’histoire et qui passera à la trappe. À ceci près, souligne l’œuvre de Blais, que les juges sont moins des juges que des automates poussés par l’air du temps, qui se gardent de lire, d’analyser, pauvres tartuffes, qui maintiennent le culte sans y croire.

Fosse 2

Fosse 2

Les personnages d’outre-tombe

Je conçois que j’ai ici parlé d’une seule tendance de l’œuvre de François Blais, et que j’ai tracé son portrait en polémiste — ou en fossoyeur —, en faisant l’impasse sur le gros de sa production. Les universitaires, dont je suis, adorent se concentrer sur les textes qui pincent le dogme universitaire.

Je l’ai mentionné, avec la bénédiction de Pierre Foglia, François Blais a reçu une lumière particulière, un souffle, et pour cause: La classe de madame Valérie se distingue de ses autres titres, par sa facture — c’est volumineux —, et son propos — il y a ici de la tendresse pour plusieurs personnages. Ce livre souligne, en regard des autres titres de l’auteur, une capacité d’empathie, ancrée dans les jeux (souvent cruels) de l’enfance. De fait, ce roman raconte de façon intercalée les préparatifs de la fête d’Halloween d’une classe du primaire, et l’âge adulte des mêmes enfants devenus grands, leur destinée, leur personnalité aiguisée par le temps. La force de ce récit choral réside dans la capacité à tirer les fils des jeux artificiels dans lesquels l’humain s’emberlificote constamment: les récits d’amour de la Vie d’Anne-Sophie Bonenfant en constituent autant d’exemples étrangement remuants.

Si François Blais semble avoir creusé profond pour enterrer la facticité de la littérature et de ses conventions, on constate ces dernières années tout ce qui, maintenant, est prêt à sortir de la fosse: des effrois véritables, quasiment sans deuxième degré dans Les Rivières, suivi de Les montagnes (2017), sous-titré Deux histoires de fantômes, ou encore le livre pour la jeunesse, Lac Adélard (2019). Je pense aussi à ce projet fragile, un essai intitulé Un livre sur Mélanie Cabay (2018), qui revient sur le trouble causé par ce «fait divers», la mort violente d’une jeune fille au cœur des années 1990. Un émoi qui a propulsé l’écriture. Car, au fond, on a souvent lu les romans de François Blais par le prisme de leur sarcasme, comme si le mordant pouvait résumer la démarche. Ses derniers livres soulignent la chair sous le papier, rappelant en cela Nous autres ça compte pas (2007), son deuxième roman: l’histoire d’un écrivain «à la tâche» racontant, devant un lecteur mal avisé, le récit plus ou moins amoureux d’un vieux couple de geeks et leur inexorable déréliction. On se dit que ce n’est qu’un roman sur l’écriture d’un roman, en oubliant un peu le roman — et le drame relatif — qu’il recouvre.

Si le discours de Blais se plaît à nous rappeler les conventions «de papier» dans lesquelles nous sommes embourbés, et ce, dès la tendre enfance — sa théorie du ballon-chasseur, réduisant les règles du genre humain à notre fonctionnement dans une joute au cours des récréations, constitue encore à ce jour l’un de mes efforts sociologiques favoris depuis Durkheim —, ses derniers textes se font plus graves, plus adultes: le drame de Mélanie Cabay nous rappelle les amours et les angoisses véritables qu’on aura beau maquiller sous l’ironie et la littérature, ils n’en demeureront pas moins là, prêts à surgir, tout en dessous. ♦

 


David Bélanger est chargé de cours à l’UQAM et stagiaire postdoctoral à l’Université McGill. Il a fait paraître récemment un recueil de nouvelles, En savoir trop, à L’instant même. Il est directeur de rédaction d’XYZ. La revue de la nouvelle.

  • 1. Pierre Foglia, «L’hiver, un livre, un poisson rouge», La Presse, 17février 2014.
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