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La femme biffée

Qu’est-ce qu’aimer veut dire? Incandescent mystère autant qu’irréfutable évidence, ledit verbe a été tourné et retourné maintes fois dans la littérature. Dans son portrait de Peggy Roche, l’amour secret de Françoise Sagan, Marie-Ève Lacasse se saisit du sujet de manière singulière.

Roman

Qu’est-ce qu’aimer veut dire? Incandescent mystère autant qu’irréfutable évidence, ledit verbe a été tourné et retourné maintes fois dans la littérature. Dans son portrait de Peggy Roche, l’amour secret de Françoise Sagan, Marie-Ève Lacasse se saisit du sujet de manière singulière.

Ce roman redéfinit l’adage qui veut que derrière chaque grand homme se trouve une femme. Ici, c’est plutôt une femme qui se cache derrière une grande femme. Demeurée dans l’ombre de l’écrivaine Françoise Sagan, la styliste Peggy Roche a vécu pendant vingt ans avec la mythique romancière, mais celle-ci, craignant le jugement des autres, tenait à ce que leur relation demeure secrète. Tellement qu’à ce jour il y a très peu de documents publics la concernant. Femme invisible, fallacieux mirage? L’auteure a effectué de nombreuses recherches pour amener à la lumière cette compagne inconnue, permettant à cette union éconduite d’être vécue.

Racontés sans véritable chronologie, les morceaux de vie se répondent malgré tout, adoptant le rythme de l’amour qui, lui, n’a cure de savoir quel est le jour ou l’époque de l’année. Entêté et impérieux, il s’immisce dans les conversations, dans les regards, dans l’intimité, il se faufile jusque dans le manque, peut-être même encore plus là, devenant un vibrant songe obsessif qui se manifeste et se projette en toute chose.

Tu es toujours là, présence absente et lorsqu’il est question de toi je détourne la tête, j’ai peur que l’on me lise. Ce matin-là, j’aime encore plus mes amis parce qu’ils évoquent ton nom.

La narration omnisciente alterne avec la voix de Peggy. Le discours extérieur est là pour situer les faits, mais lorsqu’il s’agit de donner la parole à l’un des personnages, la place est réservée à Peggy Roche — autrement on aurait rué dans les brancards —, revanche de l’amoureuse maintenue dans l’illégitimité et le silence. Vivre avec l’icône Sagan, on le fait à ses risques et périls.

Maquillée de faux-semblants

La vivacité du sentiment n’en est que plus mystérieuse puisque Peggy a conscience des caprices de l’aimée et des sacrifices qu’ils imposent. Hantée par le désir de plaire et malgré Peggy, Sagan continue de séduire et d’accumuler les conquêtes. Elle n’hésite pas à se retirer, même si la maison est pleine de monde, dans son bureau d’écriture. Ses besoins semblent empiriques, aussi c’est elle qui pose les conditions.

C’est toujours sans jugement que Marie-Ève Lacasse rend compte des humeurs saganesques, éclairée par le fait que les fuites et détours de ce personnage plus grand que nature se tend aussi des pièges à lui-même. Sagan mime le romanesque de ses livres — les passions euphoriques, les soirs à s’éclater, le goût incessant des extrêmes. Elle est l’image de la liberté, mais elle est en fait prisonnière des paradis artificiels, des désirs taraudants pour d’autres femmes, de l’opinion publique. Sagan vit en même temps qu’elle s’observe vivre. La frontière entre la réalité et la fiction est mince puisque sa vie se compose et se projette tout entière à travers le faisceau de l’écriture. Un immense passage à vide la retranchera dans un épais mutisme, d’où elle se retirera du monde réel pour ensuite se propulser à nouveau sur la scène en organisant de plus belle des fêtes enivrantes. La démesure est au cœur même de la nature saganesque. Peggy Roche sait que Françoise est faite d’un seul bloc et qu’elle est à prendre comme telle.

L’éternité des cœurs

C’est par le biais de la relation entre Françoise Sagan et Peggy Roche que l’auteure interroge les tenants et aboutissants de l’amour, conviant deux figures du Paris artistique du XXe siècle à prendre place au banquet inauguré par Platon. Si Socrate y affirme que l’on ne désire que ce dont on ne dispose pas, il dit aussi qu’on peut désirer le maintien de ce que l’on a. Les arcanes de l’union des deux femmes nous font revisiter l’essence et la durée d’un amour, son intensité et les mutations dont il est traversé.

Que la félicité des premiers instants n’est rien par rapport à la force irremplaçable d’un couple vieux, qui s’est vu plus d’une fois marcher dans la laideur, montrant le plus décevant et parvenant à s’étonner encore par des sources cachées, et susciter à nouveau l’envie inexplicable de recommencer.

Ode à l’amour, ou du moins à «cet amour-là» comme le disait Yann Andréa, le jeune amant de Duras, et à sa transcendance opérée dans les cœurs et les corps, ce livre dit la gratitude pour ce sentiment, l’humilité qu’il exige, son prix, l’importance d’en être conscient. À l’instar de Peggy Roche, le roman est élégant, conduit de façon maîtrisée, par impression d’images. Il n’est pas sentimental ni physique, il n’est pas non plus rhétorique. Il s’essaie à remettre ensemble les ressorts d’une histoire d’amour parmi tant d’autres, mais qui possède peut-être un peu plus l’avantage de la primauté parce qu’on a trop longtemps voulu taire son nom. ♦

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Marie-Ève Lacasse
Montréal, Flammarion Québec
2017, 248 p., 26.95 $