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La catastrophe en images

La catastrophe en images

Le nouveau roman à la prose imposante de l’écrivaine haïtienne Emmelie Prophète analyse avec finesse les effets humains de la pauvreté ainsi que ceux de la précarité sociale et politique.

Roman

Le nouveau roman à la prose imposante de l’écrivaine haïtienne Emmelie Prophète analyse avec finesse les effets humains de la pauvreté ainsi que ceux de la précarité sociale et politique.

À l’automne 2018, peu après la parution d’Un ailleurs à soi (Mémoire d’encrier), Emmelie Prophète, originaire de Port-au-Prince, est venue en visite au Québec. J’ai assisté à une table ronde à laquelle elle participait dans le cadre du Salon du livre de Montréal. Elle était invitée à parler d’une œuvre qui avait influencé sa propre démarche. Elle avait choisi de lire un extrait de King Kong Théorie (2006), de Virginie Despentes. Je l’ai écoutée prononcer avec solennité et conviction les mots de la célèbre militante et autrice, qui dit écrire «de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf».

Survivre à un genre hostile

J’ai eu de la difficulté à lire Les villages de Dieu en n’ayant pas en tête ce concept de sororité. J’ai décelé dans cette œuvre une remarquable sensibilité aux conditions de celles que la société patriarcale – qui n’accorde de valeur aux femmes que lorsqu’elles sont désirables, utiles et dociles – laisse pour compte. Prophète met en scène la vie quotidienne des habitant·es d’une cité fictive de Port-au-Prince contrôlée par une succession de gangs de criminels. Ils assoient leur autorité et font régner la terreur en percevant des taxes officieuses auprès de tous·tes les petit·es commerçant·es, en déclenchant des fusillades nocturnes et en assassinant systématiquement leurs opposant·es, dont les cadavres jonchent les rues.

Le récit donne à lire, sans pudeur ni allusions, les manifestations concrètes de ce climat hostile, tout en accordant une place prépondérante aux points de vue des femmes de la cité de la Puissance Divine: celles qui, en plus d’être confrontées à la «rugosité de la vie» dans un monde où il faut «croire très fort au présent et l’inventer à chaque seconde», doivent repousser les avances des jeunes caïds qui frappent directement à leur porte; celles qui changent les couches de leur mari malade et infidèle; celles qui meurent de terreur, seules dans leur lit, parce qu’elles ont préféré la solitude à l’obligation de nourrir un homme et de lui obéir. C’est par une écriture nuancée, pleine d’humanité et d’attention aux stratégies de résilience, que sont construits les portraits d’Yvrose, qui «port[e] son veuvage comme une cocarde», de Patience, Première dame aux robes longues et à l’aura de mystère, de Fany et du «chagrin inaudible» qui la garde cloîtrée chez sa sœur depuis la mort de son amant.

Actualité d’un temps étouffant

L’histoire est racontée à travers les yeux de Célia Jérôme, une jeune femme nouvellement orpheline qui paie ses repas en couchant de temps à autre avec des hommes en échange de quelques gourdes. Elle passe le plus clair de ses journées à alimenter son compte Facebook en publiant des photos de son voisinage, de graffitis qui décorent son quartier et de morceaux de corps mitraillés aperçus dans la rue. Ces images crues, qu’elle capte au cours de ses déplacements quotidiens, lui valent quantité de likes et de commentaires. Certaines sont achetées par un média étranger. Grâce à sa popularité soudaine, Célia obtient même un contrat d’influenceuse. Toutefois, cette célébrité croissante ne devient jamais l’objet d’une réelle ambition pour la protagoniste, dont les principales préoccupations sont de survivre jusqu’au lendemain, de trouver des endroits où recharger son cellulaire et de ramener de la nourriture à son oncle alcoolique, avec qui elle cohabite.

Elle ne cherche pas à ouvrir d’autres horizons que les limites de sa cité, où elle doit affronter une «impossibilité d’avenir, […] cette incapacité d’avoir prise sur le destin, de marcher jusqu’au bout de quelque chose qui a du sens pour soi et pour les autres». C’est en effet l’impression d’un présent répétitif, perpétuellement prolongé et renouvelé, que parvient à créer Prophète dans cet ouvrage où les chefs de gangs meurent et se succèdent sans grande révolution, où tous les repas et les verres de fin de soirée se prennent chez Morel, où le même client se présente chaque jour, à 18h30, à la porte de la demeure de Célia.

Les villages de Dieu pose ainsi un regard sur la réalité de certains quartiers pauvres haïtiens qui a peu à voir avec la compassion ou la pitié: il traduit plutôt une profonde empathie, une solidarité réelle. Car les effets de circularité – s’ils dénotent des écueils sans issue auxquels il devient impossible d’échapper – témoignent surtout de la capacité de résistance des gens préférant l’attachement à leur communauté précaire à l’accomplissement d’un destin personnel.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Emmelie Prophète
, Mémoire d'encrier
2020, 224 p., 22.95 $