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La bonne réponse

LQ a demandé à deux auteurs dramatiques de raconter leur parcours. Comment en vient-on à écrire du théâtre?

Le métier de dramaturge

LQ a demandé à deux auteurs dramatiques de raconter leur parcours. Comment en vient-on à écrire du théâtre?

Je n’étais pas destiné à devenir un auteur de théâtre. Contrairement à ceux qui racontent avoir entendu un appel, je n’ai jamais ressenti en assistant à un spectacle l’impulsion de monter sur la scène.

Enfant, je me démarquais davantage par mon intelligence logique que sensible. J’excellais en mathématique, avec une facilité déconcertante pour ma famille, mes professeurs et sans doute moi-même. Je retenais les formules sans difficulté et je n’avais qu’à lire un problème pour comprendre par quelles équations le résoudre. J’inscrivais la réponse dans la case, et quand je recevais mes résultats, je ne ressentais aucune joie. J’avais simplement obéi à la consigne.

Au moment de m’inscrire à l’université, je me suis dirigé vers le droit. Ça ne m’avait jamais intéressé, mais j’estimais que c’était la bonne réponse au problème de ma réussite. Le jour de la rentrée, j’écoutais le directeur et les professeurs exposer ce qui nous attendait dans les prochaines années. Je suis allé au buffet prendre quelques sandwichs et, plutôt que de retourner parmi mes futurs collègues, je suis sorti.

Le lendemain, je me suis inscrit au certificat en création littéraire. Mes parents étaient scandalisés. La littérature, vraiment? Mon explication était timide, mon choix venait d’un désir que je n’avais jamais osé m’admettre: je voulais écrire des histoires.

Les cours du certificat avaient lieu le soir. Dans mes classes, des étudiants souvent trente ans plus vieux que moi avouaient que, pour eux, c’était un hobby, d’autres voulaient découvrir leur fibre artistique. Ma présence à ces cours me renvoyait une image d’échec, à des kilomètres de mon destin de premier de classe. La vérité, c’est que jamais je n’avais été aussi mobilisé par quelque chose. Je pensais aux textes que je devais écrire matin et soir, dans mon lit, dans le métro, en mangeant… Je voyais chaque fiction que j’amorçais comme un problème à résoudre, et ce qui me stimulait, c’est que l’écriture ne menait pas à une bonne réponse. Je me rendais compte que la littérature trahit le monde et que c’est le domaine de l’échec et de l’erreur.

Après le certificat, j’ai obtenu un baccalauréat en études littéraires, puis une maîtrise. Pour gagner ma vie, je rédigeais des sous-titres du lundi au vendredi et de seize heures à minuit, dans un lieu que j’ai rebaptisé Sous-Titres-Ville. C’était un bureau sans fenêtre, l’unique sous-sol qui demandait de monter un escalier pour s’y rendre. Je passais mes journées seul. Le matin je retravaillais les textes qui allaient devenir mes deux premiers livres, L’art de la fugue et Pleurer comme dans les films; le soir je transcrivais les mots des invités de quelque émission de Canal Vie, les dialogues de La petite maison dans la prairie ou les propos hautement sophistiqués de films pornos. En six mois, j’ai perdu quinze livres, ce qui représentait un pourcentage quand même considérable de ma masse corporelle.

Un jour, ma patronne m’a fait venir dans son bureau pour me féliciter: j’avais obtenu ma permanence. Quelques mois plus tard elle me rappelait, cette fois pour m’annoncer que le représentant syndical s’était suicidé. Il m’avait déjà parlé des nouvelles qu’il écrivait quand il était jeune, il en avait lu une à la radio de Radio-Canada. Il se reconnaissait en moi.

Lui aussi avait obtenu sa permanence.

Ma copine de l’époque venait d’être acceptée au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Les étudiants sont souvent invités aux répétitions générales des théâtres, pour prendre connaissance des activités du milieu et du travail de leurs éventuels pairs. Chaque fois qu’un étudiant se désistait, je prenais sa place. À ceux qui aujourd’hui sont mes collègues, je me suis d’abord présenté comme François Arnaud, Émile Proulx-Cloutier ou Jean-Simon Traversy… Je crois même que j’ai déjà été Maxime Le Flaguais.

J’ai assisté à plusieurs dizaines de spectacles. J’avais tout à coup un avis sur les textes et, dans les bars après les représentations, je haussais la voix pour défendre ma vision de ce que devait être le théâtre. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé d’écrire des pièces. Il y avait d’abord ma copine, avec qui j’aurais été ravi de travailler, mais il y avait surtout la possibilité de quitter la solitude du romancier.

À Sous-Titres-Ville, j’étais de moins en moins assidu. Il m’arrivait de partir une heure ou deux avant la fin de mon quart de travail. J’étais trop obéissant pour simplement démissionner. Enfin, par une belle journée d’hiver, alors que des flocons paresseux tombaient délicatement sur la rue Papineau, ma patronne m’a convoqué pour m’annoncer qu’elle devait «me laisser partir». Puis un second miracle a eu lieu: j’ai touché du chômage. Grâce aux sommes qu’on me versait, je me suis attelé à l’écriture d’une pièce pour mon dossier d’admission à l’École nationale de théâtre du Canada.

La bonne façon de terminer ce texte, ce serait sûrement de dire que le théâtre m’a sauvé la vie et qu’il faut suivre ses rêves.
La vérité, c’est que mon quotidien est fait d’une suite d’angoisses et d’envies irrésistibles de tout abandonner. Choisir d’être auteur, c’est accepter de passer ses journées en pyjama face à des problèmes insolubles. Mais je préfère cet inconfort perpétuel à la certitude de la bonne réponse. ♦

 


Guillaume Corbeil a écrit des livres (L’art de la fugue, Trois princesses), des pièces de théâtre (Cinq visages pour Camille Brunelle, Unité modèle) et le scénario du film À tous ceux qui ne me lisent pas.

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