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Journal

Dossier

Salut toi,

Il y a quelques mois, j’ai soutenu une thèse de doctorat en littérature, tu ne te doutais probablement pas que ça arriverait. Au cours des huit dernières années, j’ai lu beaucoup d’essais. Après la thèse, j’ai eu envie de lire des romans et d’écrire un récit qui serait le mien; studieuse, je me suis plongée dans ceux des autres, ceux de différentes familles dysfonctionnelles. J’ai beaucoup pensé à toi, j’ai pensé à ton premier geste d’écrire dans les pages de ton journal intime. 19 février 1997 (treize ans): «Salut toi, je m’appelle Gabrielle. Je t’ai demandé en cadeau de fête parce que j’ai lu le journal d’Anne Frank. Je vais t’écrire le plus souvent possible, mais je suis très occupée, car je suis représentante du conseil étudiant de secondaire 1.» Tu entreprenais de te raconter. Dans ce journal ressortent ton humour, ta façon de te donner de la valeur, ta fierté de faire partie du conseil étudiant, Anne Frank derrière ton élan d’écrire et les formulations clichées: tu pensais devoir respecter les convenances du journal, je reconnais en toi l’élève appliquée. Tu racontes les amours, les amitiés, les envies, tu es une ado comme une autre. Tu parles beaucoup de musique. 24 février 1998 (quatorze ans): «J’ai découvert Jacques Brel et je suis en train d’écouter Le port d’Amsterdam, c’est tellement bon qu’à chaque cinq secondes, je dois m’arrêter d’écrire pour chanter.»

Puis, vient ce moment de bascule, d’une page à la suivante, un passage et une transformation: ta calligraphie prend de la largeur, ton écriture devient foncée, acharnée, brouillonne, la détresse s’installe. Ta mère est revenue de l’Ouest, elle veut que vous vous rapprochiez. Elle était sortie de ta vie pendant trois ans après avoir perdu ta garde (elle ne s’était pas présentée en cour). Tu ressens beaucoup de colère contre elle, tu as peur d’elle, aussi. À son retour, jamais tu ne la vois sans être accompagnée d’une amie. Puis, un jour, elle tient à te parler «de femme à femme», tu as quatorze ans. Vous pleurez toutes les deux. Le lendemain tu écris, 17avril 1998: «C’est une nouvelle Gabrielle qui te parle: j’aime ma maman.» Elle t’avait fait avaler son histoire, tu étais une nouvelle Gabrielle, mais de page en page, tu devenais de plus en plus dépressive, tu ne savais pas pourquoi.

Après le retour de ta mère, si la détresse grandissait, la pratique de l’art comme nécessité aussi; ta mère l’encourageait. C’est elle qui t’avait inscrite à ta première session à l’école de mime. Par la suite, elle a refilé la facture à ton père. Un jour, tu as découvert que lui, il vendait des objets qui t’appartenaient au pawn shop. Toi, sur l’heure du midi, tu allais jongler dans le gymnase avec des quilles, que tu mettais en feu. Tu voyais de moins en moins tes amies, tu roulais sur ton monocycle, tu pratiquais ton numéro. 2 décembre 2000 (seize ans): «Je repense à ça, le moment où j’ai été la plus comblée, c’est quand j’ai fait ma scène de cirque.» Tu devenais amère aussi, tu critiquais les autres, ta mère te disait que tes amies ne pouvaient pas te comprendre, elles n’étaient pas des artistes comme toi, ton art était devenu tout ce qui comptait pour toi, pourtant tu écrivais: «Cette année ma vie n’a plus beaucoup de sens, je trouve.»

Tu allais souvent dormir dans le petit studio de ta mère, dans son lit, rue Mozart. Elle t’y racontait ses secrets, en conversations d’oreiller. Comme elle, tu ne mangeais plus beaucoup, et le jour, tu portais ses vêtements. À ton père, tu adressais les regards de ta mère, et ta bouche expulsait ses reproches. Lui, quand il buvait, te renvoyait sa colère contre ta mère. À tes dix-sept ans, à sa demande, tu es partie vivre chez le père de Bob, ton jeune amoureux. En te relisant, je te vois funambule, jongler avec le feu, t’entraîner à te tenir en équilibre dans un contexte impossible. Dans tout cela, quand la mine noire du crayon à la mi-temps du journal ne griffonnait que ta douleur, le mime avait, pour toi, une sortie de secours, une scène ferme pour sol. Sans paroles.

Les dernières phrases de ce journal aux pages numérotées à la main, tu les as écrites à dix-neuf ans, à la page 391: «Je vais devoir m’habituer à un nouveau journal comme à une nouvelle personne. Au début, je vais être sur mes gardes.» L’écriture du récit rappelle une existence pour toute personne qui porte en doute la réalité de soi. Ado, tu n’aurais jamais pensé écrire de livres, tu préférais le silence du geste. Ton journal était pourtant le commencement des livres, il s’adressait à l’autre en toi, et tu n’y parvenais pas toujours, mais tu faisais l’effort de t’écarter des emprises des autres sur toi, tu étais une excellente nageuse. Je m’exerce aujourd’hui à te rejoindre. Quand j’y parviendrai, j’aurai pour toi un sol en forme de récit. Comme l’écrit Louise Dupré, l’écriture commencera par une trahison. Ce ne sera pas toi que je trahirai.

Bye bye,

Gabrielle

 


Gabrielle Giasson-Dulude est née à Montréal en 1984. Elle a publié Les chants du mime: en compagnie d’Étienne Decroux (prix Contre-jour, prix Spirale Eva-Le-Grand) en 2017, réédité en 2022, et Portrait d’homme, en 2015. Elle poursuit un postdoctorat à l’Université Laval et enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal.

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