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Je suis un buisson

La photographe Lorraine Gilbert colore Bouquet d’une poésie digne des plus grand·es carnettistes.

Beau livre

La photographe Lorraine Gilbert colore Bouquet d’une poésie digne des plus grand·es carnettistes.

La nuit, le jour, l’œil de Lorraine Gilbert se promène, alerte, dans une quête immersive de son quartier. Les semelles de vent de la photographe caressent le béton de la banlieue. Voilà maintenant l’artiste devant un bosquet ou une clôture, dans la nuit mauve. Sa «curiosité attentive» rend magnétique cette nouvelle publication du centre de diffusion et de production de la photographie VU et lui inocule une délicate beauté.

Détails

Bouquet est d’une facture sobre et minimaliste. L’entoilage gris qui recouvre l’ouvrage évoque le béton urbain que la photographe a foulé au cours de ses pérégrinations. En quatrième de couverture, une image prise entre deux maisons: l’avant-plan est sombre, et le contre-jour laisse deviner le feuillage d’un arbre, le tout sur un arrière-plan violet de nuit. Cette esthétique à l’apparence étrange et mystérieuse, comme les quartiers suburbains peuvent parfois l’être, enveloppe le contenu de l’œuvre.

Les photos respirent amplement dans cette maquette engageante et nette comme le fil d’un rasoir. C’est propre et ramassé. Et ce papier! Pas tout à fait lustré ni vraiment mat. Sa douceur fantastique au toucher ajoute du luxe au livre. Aucun cartel ni texte n’interfère avec le travail de l’artiste. Signé Anton Lee, l’essai, qui compte trois pages (six avec sa version anglaise), prend place à la toute fin de l’ouvrage en compagnie de la page des crédits. Il aurait été judicieux de nourrir cette partie de quelques éléments biographiques, ne serait-ce que pour connaître l’auteur du texte ou qu’on en apprenne davantage sur la principale intéressée. En des mots assez clairs, Lee explique le parcours de Gilbert et ce qui l’a amenée sur la route de ces images qui, soulignons-le, ont été sauvées des décombres de l’incendie d’un centre d’art, «lavé[e]s à la main et mis[es] à sécher par des bénévoles de la région».

Attentes

Bouquet présente le fruit d’un travail datant de plusieurs années, mais qui s’inscrit néanmoins dans un corpus contemporain. En effet, les photographies de la diplômée en biologie, dont c’est la première œuvre majeure, ont été prises dans les années 1978-1979, dans l’est de Vancouver. Gilbert a déambulé dans son quartier et s’est intéressée aux cours avant des maisons. Immersive, cette démarche métaphorise «l’entretien et le laisser-aller, l’ordre et le désordre», et capture l’essence des notions de culture et de nature. Il y a au gré des pages des arbres mal taillés, des bosquets envahissant le revêtement d’une maison, une clôture édentée; bref, une nature «ni entièrement sauvage ni parfaitement domestiquée». Cette œuvre se distingue probablement par le style des images de Gilbert, qu’elle qualifie, dans ses remerciements à Hubert Hohn – un photographe américain –, «dans le mauvais sens». Une telle boutade signifie que les photos font fi des conventions. Dans cette optique, le travail de l’artiste avoisine les préoccupations esthétiques de Michel Campeau et de Benoit Aquin, ou celles, à l’intersection de l’art et de l’écologie, d’Isabelle Hayeur. Crue et prosaïque, la relation que Gilbert met en relief entre les habitants et leur façon de gérer leurs ambitions horticoles entraîne un regard sociologique franc. Le sujet semble trivial, bien qu’il trahisse, en quelque sorte, notre rapport à l’environnement, au territoire, à notre être au monde. On retrouve là l’esprit de la poète Etel Adnan lorsqu’elle écrit: «La montagne devient une chose que je fais comme on dit "faire sa vie".»

Anton Lee nous entraîne également sur la piste d’un concept théâtral très intéressant, qui ajoute une aura à ce livre somptueux. Il s’agit du proscenium, «une image en attente d’événements qui ne se sont pas encore produits». Ce sésame supplémentaire permet d’apprécier les photographies «spontanée[s] et fortuite[s]» de l’artiste, qui se tient en équilibre entre un réalisme presque magique (ou à tout le moins décalé) et celui plus convenu de la banlieue. En cela, elle offre une lecture du réel proche des écrivaines Samanta Schweblin, Laura Kasischke et Lauren Groff. L’utilisation du flash, des flous et des couleurs franches, telles de vaporeuses nuées s’échappant des fenêtres des maisons, accentuent ce sentiment d’étrangeté. Pourtant, on n’a pas l’impression d’une mise en scène à la Jeff Wall: le tout demeure d’un chaotique naturel et rustique.

L’essai de Lee se termine assez abruptement, entre deux réflexions, mais notre idée est faite: malgré un sujet conceptuel, Lorraine Gilbert offre un livre intrigant et d’une sensibilité engageante.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Lorraine Gilbert, Anton Lee
Traduit de l'anglais (Canada) par Nathalie de Blois
Québec, VU
2022, 124 p., 50.00 $