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Je retourne chez moi, me rappeler comment lire

Je retourne chez moi, me rappeler comment lire
Traduction par Jonathan Lamy
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Écrire ailleurs
Traduction par Jonathan Lamy
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Je suis allée chez moi, en Irlande du Nord, pour un mois, à la fin de l’été. Non pas pour écrire, mais pour me rappeler comment lire. Je voulais lire les histoires inscrites dans le territoire, toutes les histoires, en même temps. Je voulais les tenir dans mes mains, les retourner comme des cailloux. Comparer leur poids.

La maison de mes parents se situe à l’embouchure du Strangford Lough (dans le comté de Down), là où il se jette dans la mer d’Irlande. Le lough se trouve le long d’une ligne de faille géologique créée pendant l’orogenèse calédonienne: un plissement dans le schiste silurien de la plaque laurentienne, qui part de l’ouest de la Norvège, traverse l’Écosse, puis Strangford et se rend jusqu’en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick et dans le Bas-Saint-Laurent.

Des blocs de calcaire comme des vagues dressées à la verticale. J’escalade délicatement les roches telle une chèvre qui en a vu d’autres. Mon corps se souvient de cet équilibre. Je passe mes doigts le long des craques dans le schiste. Lis le rivage avec mon corps. Fais l’inventaire des lichens, balanes, patelles, carapaces de crabe et tortillons de vers de vase. Salue le héron qui tourne en rond. Fais entrer les relents salés du goémon, du fucus et de la laitue de mer dans mes poumons. Respire le large.

Le nom de Strangford Lough vient des Vikings qui ont envahi la région. L’eau du lough entre et sort d’un passage étroit quatre fois par jour avec la marée. Ses eaux sont agitées. Strang pour strong (fort) et ford pour fjord. Un bras de mer musclé.

L’ancien nom irlandais est Cuan. Un lieu fait de baies et de havres. Calme et serein. Si l’on se trouve à l’intérieur et que l’on regarde au loin. Les deux versions sont vraies.

Mes parents, Ian et Shirley, face à la mer, depuis l'embouchure du Strangford Lough, Down.Mes parents, Ian et Shirley, face à la mer, depuis l'embouchure du Strangford Lough, Down.

Un vendredi ensoleillé où il n’y a rien à faire, je sors le vieux vélo qui est chez mes parents et je pars à la recherche du Ballynoe Stone Circle. Cela devait prendre environ quarante-cinq minutes par les routes de campagne, mais je pédale depuis deux heures. J’ai chaud, je suis heureuse et libre. C’est la faute des fées si je me suis perdue. Une petite partie de moi y croit réellement. Les fées rendent notre quête difficile. En chemin, nous devons trouver nos propres limites, parfois les dépasser.

Est-ce que j’y crois? Cette conviction – un peu comme la lecture des tarots – est-elle seulement une instrumen-talisation de notre esprit? Notre capacité à nous élever passe-t-elle par le mystère et la révélation, mais uniquement pour nous mettre en valeur? Nos fées ne sont-elles que des métaphores, une source de réconfort dans un monde qui, à part nous, est complètement vide? Est-ce que j’y crois vraiment? Vite, je tape dans mes mains. Juste au cas où.

Il y a bien un cercle, on ne peut pas le nier. Des humains l’ont construit. Une forme circulaire, environ trente mètres de diamètre, plus de cinquante pierres dressées. Des rochers, la plupart faits de schiste silurien, et quelques autres en granit, qu’on dit erratiques  Déposés par les glaciers, déplacés par une force ancienne et lente. Différents des rochers environnants. Échoués. Maintenant aussi enracinés que le reste.

Le grand axe du cercle est orienté est-ouest, suivant le soleil. Ça date de l’âge du bronze et du Néolithique, 3000 ans avant notre ère. Plus vieux que la grande pyramide de Gizeh. On a découvert des os dans le monticule au centre. À la fois tombeau et rituel, c’est un lieu de commémoration et une célébration vivante du solstice, qu’on répète chaque année. Et c’est étrangement calme. Et chaud. On pourrait facilement dormir ici cent ans.

Il y a des balles de foin fraîches dans du plastique au bout du champ.
Le fermier avait besoin d’un endroit où les entreposer. Juste au cas où ça deviendrait trop mystique ici. Le palimpseste continue de s’écrire avec l’usage pratique que l’on fait de ce site aujourd’hui.

L'if anglais, Crom Castle, Fermanagh.L'if anglais, Crom Castle, Fermanagh.

Je me rends dans le comté de Fermanagh pour voir ma grand-mère. Un comté de lacs et de tourbières. Nous marchons sur les terres du Crom Castle, sur les rives du Upper Lough Erne. Elles appartenaient à des planters depuis le XVIIe siècle. Maintenant c’est au National Trust. Sur ces terres se trouvent deux anciens ifs anglais, un frère et une sœur, les plus vieux d’Irlande. L’arbre femelle serait âgé de huit cents ans. Elle en a vu des choses.

On décrit les ifs comme étant anciens, morbides, toxiques. Les chrétiens en ont planté dans les cimetières pour éloigner les animaux; les Romains croyaient qu’ils grandissaient dans le monde des morts; les Celtes en ont fait un symbole de mort et de résurrection. Ces arbres sont tordus, noueux, aussi vieux que l’enfer. Ils ont leur place ici. Je leur rends hommage et je réfléchis au rôle de ces choses toxiques, qui nous ébranlent, nous aident à demeurer humbles et nous rappellent que nous avons une âme.

Mes parents et moi nous rendons au sud dans le comté d’Armagh pour grimper la montagne Slieve Gullion. Transpirant un peu en montant, repérant quelques débris rocheux sur les pentes dénudées. Un pays de géants. Des cailloux tombés des poches de grands colosses. Si vous préférez, une ancienne crête volcanique, où de vieux morceaux de granit sont remontés comme des souvenirs, résistant à l’érosion glaciaire.

C’est aussi le pays de la Cailleach.
Je m’accroche à cette histoire, la babille à mes parents. Cailleach Bhéara, vieille femme de la mythologie irlandaise, notre légende la plus proche d’un mythe de la création. Figure de rochers et de montagnes. Rusée, têtue, pugnace, puissante. Quand le christianisme est arrivé en Irlande, les conteurs ont été amenés dans les monastères pour transcrire nos anciennes légendes. Grâce à cela, nous avons l’une des mythologies les mieux préservées du monde celtique. Mais elle a été altérée et la Cailleach a écopé. Les moines n’étaient pas très friands des vieilles fautrices de troubles.

Du sommet, nous avons une vue à trois cent soixante degrés, s’étendant jusqu’à Belfast au nord; à Carlingford Lough et à la mer à l’est; aux vergers d’Armagh à l’ouest; à la frontière invisible au sud, celle de la République, Eire, le reste de l’Irlande. Cette terre recèle tellement de mythes, certaines de nos plus importantes histoires: Táin Bó Cúailnge, dans lequel Cúchulainn combat seul dans les plaines l’armée de la reine Mebd.

Ma famille et moi n’avions jamais gravi cette montagne ni contemplé ce paysage. Notre lecture de ce lieu était celle d’un pays de bandits, de tireurs embusqués, de bombes qui explosent. Pays d’éclats d’obus dans la chair. Pays où l’on tire une seule balle dans la gorge. Pays surveillé par la base de l’armée britannique à Black Mountain, mais contrôlé par une faction de l’IRA. Pays où les armes circulent sur le marché noir. Où l’on évite certaines routes la nuit tombée. Où il ne faut pas être arrêté. Où l’on ne parle pas, de peur d’être trahi par son accent. Pays qui appartient à l’on ne sait qui. Pays fermé, silencieux. Bessbrook, Crossmaglen, Warrenpoint, Newry. Nous ne venions pas ici. Ce n’était pas un pays pour une excursion. Pas un pays pour une balade en montagne quand il fait beau.

Nous regardons, mes parents et moi, lisant tout cela dans le paysage. Je veux lire la géologie des géants et des vieilles femmes rusées. Ils ne peuvent s’empêcher de lire des souvenirs de violence et de tension. Nous lisons des montagnes qui s’étendent, la mer brumeuse et un nuage de pluie qui s’approche rapidement.

Rachel, dans la tempête de pluie au sommet de Slieve Gullion, Armagh.Rachel, dans la tempête de pluie au sommet de Slieve Gullion, Armagh.

J’ai grandi après le pire des Troubles, mais j’ai quitté ce pays avant que l’ère suivant le cessez-le-feu ne commence vraiment. Depuis, une histoire plus neuve, plus verte et plus fraîche a pu émerger. Je voudrais aussi la recueillir. Mais pas au détriment de ce qui s’est passé auparavant.

Dans les années 1990, on a voulu que ma génération soit pacifique. L’Union européenne a financé de nombreux échanges avec des écoles de l’autre côté. Pour se mettre dans leurs souliers. Botter de l’autre pied. Voir à travers la frontière. S’asseoir dessus. Lire toutes les histoires. Mais ne pas oublier les nôtres non plus. Pendant si longtemps, ce territoire a eu une seule histoire dominante, celle de deux oiseaux dans une main. Une histoire si lourde, ayant laissé des cicatrices sur les paumes qui font encore mal. J’essaie de recueillir le plus d’histoires possible dans mes mains. Les lire toutes. Ne rien supprimer. Ni effacer. Mais rassembler. Laisser les pierres reposer. Ramasser jusqu’à ce que mes mains soient pleines et fatiguées. Il est de notre responsabilité de porter toutes ces histoires. Aucune d’elles ne peut être abandonnée. Elles ont toutes eu lieu. Laissons-les se disperser sur la page. Laissons la page en supporter le poids.

 


Rachel McCrum est poète et performeuse. Son livre The First Blast to Awaken Women Degenerate (Freight Books, 2017) a été publié dans une nouvelle édition bilingue sous le titre Le premier coup de clairon pour réveiller les femmes immorales (Mémoire d’encrier, 2020), dans une traduction de Jonathan Lamy.

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