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Se perdre est le seul endroit
où il vaille vraiment la peine d’aller.

Tiziano Scarpa

 

J’enseigne la littérature depuis dix ans au Collège Montmorency et cette décennie me permet de jeter un œil par-dessus mon épaule afin de comprendre mon acharnement à enseigner la poésie. J’utilise le terme «acharnement» parce que ce choix ne va pas toujours de soi.

À mes débuts, mettre au programme Homa Sweet Home de Patrick Lafontaine (Noroît, 2008) et déambuler sur le Plateau-Mont-Royal allaient de soi. Pour certains collègues et pour moi-même, ce choix était incompréhensible, pour ne pas dire risible. Le genre poétique, la séquence pédagogique hors des murs de la classe me semblaient suspects. Ma démarche manquait-elle de rigueur? Je me condamnais: à chaque nouveau prof, sa lubie; la réalité allait me rattraper et alors, je deviendrais un professeur sérieux. Créer une résidence d’écriture et inviter des écrivains au collège allaient aussi de soi. Jennifer Tremblay, Geneviève Blais, Sophie Bienvenu et François Rioux ont ainsi accompagné au fil des ans plusieurs étudiants dans la lecture et le processus de création et de publication d’un texte littéraire. Quand j’étais à la maîtrise à l’UQAM et qu’Hélène Monette y était en résidence, j’allais la voir régulièrement. Souvent, elle me disait que je ne connaissais pas assez mon personnage, que je n’avais pas le «droit» de dire ça. Ça m’a pris du temps pour comprendre comment l’écriture prend racine dans l’écoute et la lecture. Entendre la voix du poème me demande encore aujourd’hui beaucoup de patience. Les étudiants en sont fort surpris: trois ans pour écrire un livre? Quoi! Dix ans! C’est peut-être en raison de leur âge, de la vie qui s’étend devant eux, à moins que ce ne soit dû à l’écran sous leurs yeux…

C’est là sans appui que je me repose – Hector de Saint-Denys Garneau

Analyser un poème en classe pendant une heure et demie et ne pas avoir de réponse définitive à la fin du cours quant au message transmis peut créer un sentiment d’inachèvement chez les étudiants et les professeurs. Pourtant, la difficulté à supporter l’incertitude de ce genre de texte ne devrait pas réduire le plaisir et la nécessité de leur lecture en classe. «Monsieur, le poète, il avait pensé à tout ça?» Leur naïveté m’enchante, mais elle est terrible. C’est l’une des raisons qui me maintient dans l’enseignement de la poésie: la nécessité de confronter leur foi aveugle en la communication, leur confiance inébranlable dans le message. L’étudiant semble convaincu qu’un texto, par exemple, exprime clairement son idée, son message, sa vérité — ce qui n’est peut-être pas faux. Cette expérience de communication repose sur une absence d’incertitude. Dans ce contexte, la langue, le langage, la communication n’ont pas encore vécu de crise. Parfois, je demande à mes étudiants quel message a changé leur vie. Parfois, je suis de mauvaise foi. D’autres fois, j’exagère. Ce que nous exigeons de la langue, devons-nous l’exiger de la poésie aussi? En classe, j’ai une certitude: le poème est le contraire d’un texto parce qu’il repose sur les failles de la langue, sur la polysémie du langage; la poésie comporte un défaut de vérité du point de vue de la communication.

Le temps fait son œuvre et on oublie ce que l’on fait — mais oui, s’exclame un collègue, tu enseignes la poésie, toi! Oui, mais non, je résiste à l’enseignement de la poésie parce que je ne veux pas l’anéantir, ni assommer les étudiants. Un enseignement suppose la transmission d’un savoir définitif que l’étudiant doit assimiler comme une formule pour ensuite l’appliquer et, enfin, réussir avec une bonne note. Alors je préfère dire que je lis de la poésie québécoise contemporaine1 avec mes étudiants parce que depuis dix ans je constate un terrible échec de l’école secondaire: l’aliénation de la subjectivité.

IncompletPhoto: Cindy Boyce

Le cours est commencé, un étudiant lit à haute voix un poème. J’ai dû arrêter de leur poser cette question: que dit le poème? Les étudiants pensent que c’est une variante de: quel est le message du poème? Silence. Je demande au même étudiant de relire. Quel effet vous fait-il? Silence. Avez-vous ressenti quelque chose de particulier? Silence. Vous pouvez parler à partir de votre sensibilité, de votre subjectivité. Monsieur, est-ce que ça compte? me demandent-ils.

Lire de la poésie permet à l’étudiant et me permet aussi de supporter l’incertitude. Souvent, pendant cette activité, ma classe plonge dans un état d’hésitation et se couvre d’un silence confus. Cette résistance nous dérange, étudiants et professeur, mais je ne brise jamais le silence, j’assume tout son poids, prends racine devant la classe et j’interviens seulement quand au moins un étudiant aura sauté dans le vide. Quand nous lisons un poème en classe, nous sautons dans le vide et plusieurs ont peur de cet instant sans appui, où nous allons à tâtons vers l’inconnu. Nous n’avons pas oublié cette vulnérabilité de l’étudiant et du professeur devant l’incertain, mais sommes-nous obligés d’y remédier par des notions sociohistoriques, biographiques ou psychologiques? Rien n’est plus désolant qu’une piscine à moitié vide où flottent quelques feuilles mortes. Le silence supporte le risque de lire en classe et de se perdre ensemble. Car la perte est le seul endroit où il vaille vraiment la peine d’aller. Perdre de vue toute évaluation formative ou sommative, perdre de vue les notions sociohistoriques-biographiques-psychologiques, tout perdre au profit de l’écoute des mots, de l’autre et de soi. Tout perdre au risque de devenir un professeur incomplet.

La classe incertaine

La poésie, comme toute forme d’art, est inaliénable. Nous pouvons appliquer des grilles d’analyse très sophistiquées aux poèmes, mais certaines formes langagières leur échappent. Mon devoir de professeur de littérature est de confronter les étudiants — et moi-même — aux éléments inaliénables du texte pour que lire soit un exercice de liberté qui échappe à tout cadre institutionnel. J’ai l’impression que dans l’angle mort de l’enseignement de la littérature se trouve la poésie. J’éprouve alors l’urgence de lire des poèmes en classe, j’ai même le sentiment d’agir dans l’intérêt public! Je crois qu’il en va de l’avenir de la lecture comme de celui de notre humanité. Tant que nous ne reconnaîtrons pas la lecture comme un outil de libération pour l’individu, l’éducation ne pourra résister à sa propre aliénation ni à celle de l’individu.

Le lecteur et l’œuvre, le moment de la lecture ne peuvent pas être aliénés. L’étudiant ne peut plus effacer de sa mémoire l’histoire de l’artiste qui voulait transmettre un message pour changer son monde. Cette histoire est noble et sans doute aussi capitale, mais elle est aliénante pour tous, professeurs, étudiants, artistes et œuvres d’art. J’utilise souvent la citation suivante de Charles-Albert Cingria pour parler de déambulation: «Ce qu’il y a d’important c’est moins ce qu’on voit que l’état dans lequel on se trouve quand on voit2.»Le message du texte se situe dans l’état dans lequel se trouve la classe. Et même si d’une classe à l’autre les états se ressemblent, ils ne sont jamais identiques.

Sans les étudiants, je ne suis pas professeur, sans poème, je ne suis pas professeur de littérature. Quand nous lisons de la poésie en classe, notre travail accorde du pouvoir à l’imaginaire. Trouver du sens à partir de formes de langage, c’est explorer l’existence autrement et cette exploration touche à la part incertaine de l’individu sans toutefois en résoudre l’énigme. Est-ce possible, dans le milieu de l’éducation, d’accepter une fin de leçon incertaine? Est-ce possible de finir une leçon sans régler le problème? Lire un poème, c’est accorder du pouvoir à la subjectivité et contrer celui de l’objectivité, c’est un acharnement, un acte ambigu, mais libérateur. Lire de la poésie en classe est une manière simple, non quantifiable et non aliénable, de restaurer notre humanité. ♦

 


Hector Ruiz est professeur au Collège Montmorency. Il a publié trois recueils de poésie et un essai aux Éditions du Noroît. Il a également dirigé le collectif Délier les lieux aux Éditions Triptyque.

  • 1. La poésie québécoise contemporaine, son contexte, son langage, ses problématiques, semble être à portée de main des étudiants de niveau collégial. Lire les poètes d’aujourd’hui leur demande moins d’efforts. Ils n’ont pas à effectuer un voyage dans le temps qui requiert adaptation, connaissances historiques et imagination pour se propulser dans la Renaissance française et comprendre Louise Labé par exemple. Les classiques sont immortels, ils seront toujours là et puisque les étudiants ont du temps devant eux, je parie sur le chemin qui les conduira de Daphné B. à Emily Dickinson en passant par François Guerrette et Anne Hébert.
  • 2. Charles-Albert Cingria, Bois sec Bois vert, Paris, Gallimard, coll. «L’Imaginaire», 1983 (1948).
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