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Incandescent de beauté

La beauté véritable n’émane pas des choses parfaites et lisses. C’est ce que je retiens de la lecture des trois livres d’Heather O’Neill magnifiquement traduits chez Alto par Dominique Fortier.

Romans

La beauté véritable n’émane pas des choses parfaites et lisses. C’est ce que je retiens de la lecture des trois livres d’Heather O’Neill magnifiquement traduits chez Alto par Dominique Fortier.

Parfois, la rumeur positive autour d’une œuvre est si forte et persistante qu’on court la chance d’être déçu en s’y plongeant finalement. Rien de tel ne s’est produit lorsque j’ai finalement attaqué les épais ouvrages aux titres burlesques de la francophile écrivaine : La vie rêvée des grille-pain, Mademoiselle Samedi soir et Hôtel Lonely Hearts.

J’ai découvert chez Heather O’Neill un talent fou pour inventer des histoires pleines de poésie ; des personnages tout croches auxquels on s’attache éperdument ; des aventures farfelues, tristes et funambulesques. Surtout, une sensibilité pour sonder la nature humaine, et une acuité hors du commun pour nommer ce dont nous sommes tous faits. Et c’est de l’entrelacement de ces deux dons que sont faits les livres de l’autrice anglo-montréalaise.

Fresques maximalistes

Heather O’Neill met en scène des destins extraordinaires dans des contes tristes mais incandescents de beauté. Pour étoffer ses odyssées plus grandes que nature, elle n’est jamais avare de détails. Son écriture est généreuse en descriptions comme en dialogues, elle donne tout à voir : la saleté d’un appartement, la candeur d’une discussion, les fantasmes les plus enfouis.

Est-ce que la propension de l’autrice pour les grandes fresques et les histoires au long souffle s’explique par une affection pour la littérature russe, évoquée ici et là dans son œuvre ? On y fait référence à quelques reprises dans le recueil de nouvelles La vie rêvée des grille-pain. Rose dans Hôtel Lonely Hearts comme Nouschka dans Mademoiselle Samedi soir mentionnent toutes deux plusieurs fois les grands romans russes : « Ça me plaisait bien qu’il soit russe. À l’époque, mon livre préféré était Crime et châtiment. » (Mademoiselle Samedi soir) ; « L’ours se redressa sur des oreillers et se mit à lire un exemplaire d’Anna Karénine tandis que le Tzigane claquait la porte. » (La vie rêvée des grille-pain) ; « C’était une esquisse de roman russe — sauf que l’auteur n’avait pas encore imaginé la tragédie qui allait s’abattre sur l’héroïne. » (Mademoiselle Samedi soir).

Mademoiselle Samedi soir, dont la traduction française — et quelle traduction, soulignons-le — vient de paraître chez Alto, a été publié en anglais en 2014. Le roman précède donc le fabuleux Hôtel Lonely Hearts que Lettres québécoises (169), sous la plume de Thomas Dupont-Buist, qualifiait de « beau comme un conte cruel ».

On découvre dans Mademoiselle Samedi soir beaucoup des éléments qui étaient aussi des pierres angulaires de la trame narrative d’Hôtel Lonely Hearts : une mère qui abandonne son ou ses enfants, les abus de toutes sortes, l’enfance écorchée, des jeunes qui commettent des petits crimes pour vivre, un béguin de jeunesse qui persiste à l’âge adulte.

Le roman raconte avec justesse le Montréal francophone et prolétaire de la fin du xxesiècle. C’est le récit à la première personne de Nouschka Tremblay, fille d’Étienne Tremblay, célèbre poète et chanteur nationaliste, et d’une adolescente rencontrée lors d’une fête dans un petit village des Laurentides. La fille-mère a abandonné ses jumeaux — Nouschka et son frère Nicolas — aux soins de leur grand-père, auprès de qui ils grandiront, dans un appartement du boulevard Saint-Laurent. Les rares moments partagés des jumeaux avec leur père se retrouvent souvent dans l’œil du public, leur géniteur n’hésitant pas à se servir de ses enfants pour gonfler son capital de sympathie.

Le cœur de l’histoire se situe autour du second référendum, en 1995, alors que les jumeaux s’apprêtent à célébrer leur vingtième anniversaire. Nouschka est amoureuse du « plus beau criminel de Montréal », un « patineur artistique has-been et schizophrène ». Après avoir passé vingt ans de sa vie en fusion avec son frère, elle se retrouve mariée à un homme aussi beau que triste :

L’amour, c’est comme une petite chambre où un enfant nous amène pour nous montrer ses trésors. D’abord, il nous montre les jouets neufs, qui sont colorés et brillants et du dernier cri. Mais ensuite, il nous montre tous les trucs qui se sont retrouvés au fond du coffre. Il y a des poupées avec des yeux qui branlent, des cheveux qui se détachent de leur crâne et de la saleté derrière les oreilles. Elles ont eu les bouts des doigts arrachés par des chiens et on leur a dessiné dessus avec un stylo. Il y a tellement longtemps qu’on les a serrées ou qu’on leur a dit qu’elles étaient mignonnes. Elles gisent au fond du coffre à jouets, cachées, honteuses. Ou bien on est dégoûté par elles, ou bien on est tellement rempli d’amour pour elles que ça manque de nous briser le cœur.

Ces réflexions du point de vue de Nouschka, d’une grande beauté, jamais clichés, inondent le roman de lumière. Elles sont aussi présentes dans Hôtel Lonely Hearts, encore plus ambitieux avec son narrateur omniscient.

Campé durant les Années folles, ce dernier roman est le récit de deux orphelins qui n’étaient destinés à rien, et qui ont connu, au milieu de mille épreuves, une vie parsemée de quelques moments de grâce : l’enthousiasme des foules lorsqu’ils présentaient, enfants, leur duo piano et danse dans les résidences cossues de la ville, ou leurs retrouvailles grandioses des années plus tard. Le milieu des cabarets, des spectacles de variétés de l’époque glorieuse du crime organisé et du Red Light sied comme un gant au monde de Heather O’Neill. La sensibilité littéraire aiguisée dans les œuvres précédentes atteint ici des sommets.

Enfant un jour, enfant toujours

Les univers littéraires de Heather O’Neil sont des odes à l’enfance. D’abord, par leur imaginaire fantaisiste : des lions qui traversent le pont Jacques-Cartier (Mademoiselle Samedi soir), les meilleurs clowns de Montréal réunis dans un spectacle (Hôtel Lonely Hearts) ou un ours en veston (La vie rêvée des grille-pain). Ensuite, parce que la matière première de ses histoires, ce sont des enfants abandonnés, partis dans la vie avec deux prises, qui connaissent des destins durs mais réjouissants, et aspirent toujours à mieux. Un jour, malgré tout, ils briseront peut-être le cycle des abus et des carences et deviendront des parents aimants. C’est l’enfance comme espoir :

Ceux qui ont vécu une enfance difficile sont toujours fébriles quand ils attendent un enfant. Ils font l’erreur de croire que simplement parce qu’ils savent ce qu’est une enfance horrible, ils sauront reconnaître le contraire. (Mademoiselle Samedi soir)

Heather O’Neill, c’est aussi Montréal sous toutes ses coutures. Montréal durant la récession du début des années 1990 ou lors de la Grande Dépression des années 1930. C’est le boulevard Saint-Laurent, la Petite-Italie, les maisons de chambres crades et les petits restos ouverts 24 heures dans Mademoiselle Samedi soir ; le Red Light, l’hôpital de la Miséricorde et les grosses cabanes de Westmount dans Hôtel Lonely Hearts. La petite Bourgogne, le Centre-Sud et l’est de la ville dans La vie rêvée des grille-pain. Montréal comme un personnage ; Montréal comme le théâtre de toutes les possibilités ou, comme l’explique Nicolas à sa sœur Nouschka dans Mademoiselle Samedi soir, une force irréelle : « Mais tu sais ce que c’est pour moi de quitter l’île. Une fois que j’ai traversé le pont, je perds tous mes pouvoirs magiques. »

Les mœurs sexuelles de tous, même du clergé

Heather O’Neill met abondamment en scène la sexualité, de la masturbation interdite à l’orphelinat aux explorations libertines. Le mot pervers et ses déclinaisons reviennent plus souvent qu’à leur tour. Peut-être que cette pensée de Rose, dans Hôtel Lonely Hearts, résume le mieux la place des plaisirs charnels dans cette œuvre : « Chaque homme croyait qu’il était plus libidineux que les autres. Si nous savions tous que nous, la plupart du temps, nous sommes tous des pervers, nous serions beaucoup plus heureux. » Mais il y a un je-ne-sais-quoi de gai, la plupart du temps, dans les frasques sexuelles des protagonistes, l’espoir de quelque chose :

Une aventure d’un soir, ça donne l’impression qu’on vient juste d’être inventé. […] Dans les relations de plus longue durée, on finit par être obligé d’inventer toutes sortes de fantasmes compliqués pour être excité par l’autre. Mais à ce moment-là, cette première nuit, on suffit (Mademoiselle Samedi soir).

Cela dit, l’autrice aborde à maintes occasions ceux qui, par leurs désirs, engendrent le mal : la coercition, les agressions et le viol font aussi partie des trajectoires meurtries qu’elle met en scène. Les gens en position de pouvoir en abusent souvent : une religieuse agresse un jeune adolescent, l’entraîneur de patinage artistique fait de son athlète prodige sa victime, le mafieux fait de la nounou sa maîtresse.

Bercer de mots les enfants malmenés

La fluidité avec laquelle l’autrice fait naître des univers riches et nomme en quelques phrases les sentiments les plus complexes de la nature humaine — tout en inscrivant physiquement ses récits dans la géographie montréalaise — fait de Heather O’Neill une voix incontournable de la littérature québécoise contemporaine.

Elle atteint une sorte d’idéal littéraire : raconter quelque chose de fondamentalement singulier, unique, créer des histoires un peu excentriques, tout en dévoilant notre nature profonde. Et puisqu’elle dépeint de nombreux personnages aux parcours rocailleux qui trouvent autant de consolation dans les bouquins qu’ils glanent un peu partout, on se demande si, en quelque sorte, ce n’est pas aussi ce dont elle témoigne : le doux réconfort des livres et des histoires fantasques au cœur écorché de ceux qui ont connu une enfance carencée. Cette histoire qu’elle semble avoir envie de nous raconter dans tous les sens et dans de vastes déclinaisons, elle le fait si bien qu’on la lira encore et encore. ♦

 


Marie-Michèle Giguère est réalisatrice et recherchiste à la radio et critique littéraire depuis une dizaine d’années. Toutes les manières de raconter des histoires l’intéressent.

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Heather O'Neill
Traduit de l'anglais (Québec) par Dominique Fortier
Québec, Alto
2017, 400 p., 27.95 $
Heather O'Neill
Dominique Fortier
Québec, Alto
2018, 544 p., 29.95 $
Heather O'Neill
Traduit de l'anglais (Québec) par Dominique Fortier
Québec, Alto
2019, 488 p., 29.95 $