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Génocide amoureux

Forêt d’indices se lit comme un voyage à rebours, une expédition au cœur des amours qui défient le monde, au beau milieu des adolescences en ruines.

Poésie

Forêt d’indices se lit comme un voyage à rebours, une expédition au cœur des amours qui défient le monde, au beau milieu des adolescences en ruines.

Pour son cinquième recueil, Véronique Cyr place son sujet rapidement en citant en exergue l’inaliénable Jean-Paul Daoust et ses Cendres bleues: «Je l’aimais comme on n’aime qu’une fois /Le génie du premier amour». De cette Forêt d’indices, tout sera à construire, selon le rythme auquel le lecteur voudra bien colliger les signes que Cyr laisse derrière elle. Aucun sentier n’est seulement fausse piste, les chemins sont multiples pour se rendre au fond des choses.

Le temps se bâtit par à-coups, une peinture abstraite qu’on aurait voulu dater. Il y a In Utero qui résonne, Kurt Cobain et sa mort, les Hutus qui massacrent les Tutsis, Jane Campion et sa Leçon de piano, et Sting qui chantonne «Shape of my Heart». Autant de références populaires et temporelles que Cyr parvient à insérer à même les poèmes sans jamais choquer, tissant sa trame de fond avec précision et délicatesse, une dernière année de secondaire se conjuguant avec le premier amour.

J’attends que tu avoues l’hiver
ta lettre arrive sans verbe
ton corps sans os
la voix délirante des Hutus
la radio des Mille Collines
la méditation du massacre
je ne sais absolument rien
concentrée sur l’algèbre

Le recueil se lit comme une adresse, tellement l’autre est puissant, faisant fi de tout, arrivant au détour d’un vers, justifiant à lui seul l’existence du poème, son écriture: «entre tes mains les digues / à tes pieds les visages». En réponse, le je de la poète est tantôt brisé, tantôt vindicatif, tantôt aveuglément admiratif, je qui, lucidement, «exige l’inventaire des adieux». De ce chassé-croisé, de ces échos parcourant la forêt, les poèmes se tissent dans l’impétuosité des premières relations: «l’amour et sa disparition / une seule et même violence».

Personnages et désastres peuplent ce recueil: lui et elle, Marissa et Ada, Kurt et Courtney, et la mère, éternelle et unique bouée de sauvetage dans le paysage désolé des déchirements amoureux. «[Ma] mère me reloge en elle / je ne lui ai rien demandé / elle chante doucement». Un peu plus tard:

en rêve plusieurs hommes
entrent en moi sans effort
je me réveille en nage en furie
dans les bras lilas de ma mère

La force de Véronique Cyr, à la lecture de Forêt d’indices, est son respect pour la crédulité qu’imposent les premières amours. Tout au long du recueil, la plongée est sans équivoque et profonde, et par les poèmes, on se noie dans les souvenirs. Contextualisant ses propres réminiscences, Cyr parvient à laisser juste assez de place au lecteur pour qu’il trouve ses propres repères, lui permettant de dessiner sa propre forêt, cette forêt inénarrable dans laquelle nous avons tous perdu notre innocence.

Si la candeur semble au rendez-vous dès les premiers poèmes, ce n’est que pour mieux laisser place à la souffrance inévitable des jeunes cicatrices: «Le tableau me saute à la gorge / je dresse l’inventaire des évidences». À la suite de la douleur des relations qui se rompent, le brouillard prend place, seul lieu où les souvenirs de l’autre et la haine semblent pouvoir cohabiter:

Tu portes tes habits funéraires
cousus par la pluie de juin
plusieurs versions de toi
promènent leurs reflets
dans une logique du rêve
la tienne ou la mienne

Et un peu plus loin:

Tu es un adversaire de taille
nos costumes nos masques
s’abîment au fil de la course
concentration colère abandon

Forêt d’indices est un livre personnel qui se fond dans un propos universel. Cette entreprise aurait pu être minée, il n’est pas simple de tisser un réseau d’échos entre un génocide sanglant, un suicide entrainant deuil planétaire et une rupture de cinquième secondaire. Véronique Cyr ne nous livre pas non plus l’un de ces sempiternels recueils errant dans les sentiers trop balisés des déboires amoureux. L’alchimie fonctionne, car la poète ne cède jamais à la comparaison facile, détaillant toujours pour créer la mappemonde dont l’amour nous aveugle. Et si elle avoue qu’elle «[...] ne sort pas indemne de l’automne», peu pourront lui en vouloir; nous sommes tant à avoir laissé un peu de nous au cœur de l’automne de nos seize ans.♦

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Véronique Cyr
Montréal, Les Herbes rouges
2017, 88 p., 15.95 $