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Fanny passe à travers les murs

Fanny passe à travers les murs
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Essayer de me souvenir de la vie avant Fanny.
En faisant le ménage de mon bureau, j’ai trouvé, il y a des années, cette note à moi-même gribouillée sur un vieux post-it jaune.
En tentant à rebours d’obéir à cette consigne, j’arrive à un constat étrange:
Toutes les images que ma mémoire trouée peut faire survenir sont habitées, déjà, par l’essence de mon amie.
Je veux dire par là que l’esprit de Fanny imprègne même les souvenirs d’avant ma rencontre avec Fanny.
Comme si je ne pouvais concevoir un monde où n’existerait pas dès le départ cette grande force sauvage, ce regard aigu et investi, cette pensée douce-stridente qui fait gronder les souterrains des choses et déterre les détails du noir.

Ceux qui ont la chance incroyable de la connaître (et je veux dire, bien sûr, en dehors de ses écrits) comprendront sans que je leur explique.
Aux autres, les malheureux, je dirai simplement ceci:

Fanny est une mer d’Irlande.
Un paysage du nord chaviré par le vent et la grande pluie.
Une promenade sur la route du quai.
Une longue marche jusqu’au dépanneur.
Un canot qui traverse le lac et vous amène à l’île.
Une chanteuse country dans un bar de Memphis.
Une travailleuse de la construction.
Un renard et un shortcake aux fraises.
Un couteau aiguisé qui taille le bois de la grève pour vous faire un abri.

Fanny est aussi peintre.
Elle est artiste-peintre ET peintre en bâtiment.
Double qualification rare.
Déformation du chemin ou don à la naissance, nul ne sait d’où vient cette faculté curieuse qui la fait voir de loin les murs qui barrent la route. Elle les repère toujours, à des milles à la ronde. Même à travers la brume ou au milieu de la nuit.
Elle les scrute à distance avec tant d’attention que ça lui fait un pli, pile au milieu du front.
Parfois elle peint les murs pour nous en avertir, pour nous les rendre visibles, malgré nos myopies.

Ou elle repère les brèches dans la grosse brique épaisse, les trous imperceptibles par lesquels peut se glisser l’esprit.
Fanny passe à travers les murs.
Comme une prestidigitatrice, en plus existentielle.
Et quand la collision est tout de même inévitable, si rien n’est assez fort pour éviter l’impact, elle fabrique des affaires avec les effondrilles. C’est pas reposant pour elle, mais ça sert ses ami·e·s.

D’aussi loin que je me souvienne, Fanny tient un Bic bleu dans sa main gauche.
À onze ans, à treize ans, à dix-sept ans, à vingt ans; toujours le même Bic bleu (faut croire que Bic fait des produits durables).
C’est avec ce stylo qu’en sixième année du primaire elle recouvre de bord en bord mon cahier de maths d’épitaphes en tout genre, par exemple celle-ci:

In loving memory of all people who died waiting for the class to end. Rest in peace. Amen.

C’est aussi avec ce stylo bleu qu’elle s’applique, adolescente, à sublimer chaque jour notre vie dans un petit cahier cheap de pharmacie recouvert soigneusement, avec du scotch tape, de papier d’emballage fleuri.

Dans les pages du cahier de Fanny nous, ses amies, une petite bande pubère et boutonneuse luttant quotidiennement contre un déséquilibre hormonal sévère, devenons des âmes pures et vaillantes.
Des mystérieuses déesses aux amours trop brûlants.
Des héroïnes romanesques aux multiples amants.
Des créatures à la beauté hors-norme et à l’intelligence supérieure.
Dans son cahier scotché Fanny nous donne à toutes une portée mythologique.
À toutes sauf à elle-même, bien sûr.
Elle se réserve généreusement le rôle de la simplette, du laideron maléfique, de la nabote indigne d’être venue au monde.
Les photos que je retrouve de cette époque nous la montrent pourtant plus gracieuse que nous toutes.
Sous son chapeau de paille: yeux verts, cheveux de feu, teint de lait britannique saupoudré de freckles.
Ann of Green Gables.

Phoque

Sur le même cliché, nous, les mythologiques, avons l’air plutôt connes, ou pour le moins banales et heureuses de l’être.
Nous arborons fièrement des coupes de Max Headroom en appuyant nos têtes sur l’épaule de la romancière.

Cette faculté lourde de changer l’eau en vin, le kool-aid en nectar,
fait déjà de Fanny en son jeune âge une sorte de martyre moderne.
Nous, ses compagnes du quotidien, en profitions allègrement pour faire du pouce sur cette aptitude rare qui donne à l’ordinaire les airs de la beauté. Nous lui quêtons des lifts: elle nous fait voyager dans des contrées plus vastes que les nôtres.

Elle charge l’horizon de possibles provinces. Et pendant qu’elle travaille d’arrache-pied à nous conduire, nous, nous faisons nos fraîches.

Lorsqu’elle est un peu plus vieille, mais toujours adolescente, Fanny devient la reine d’un royaume appelé Lac Blue Sea.
C’est là, juste à côté du village de Messines, qu’est son chalet de famille.
Nous passons toute l’année à attendre l’été avec impatience pour y être réunis, en petit groupe d’ami·e·s.
Je ne saurais vous décrire l’ambiance enchantée qui règne dans cet endroit.
Fanny infuse le lieu d’un esprit dense et magique, plein de la nostalgie de l’année terminée et de tout ce que promet celle qui est avenir. Avec elle, même les expéditions au comptoir familial deviennent des pèlerinages.

Au tournant des chemins de terre qui nous mènent au village, nous voyons apparaître les réponses aux questions qui hantent nos têtes d’adolescentes. C’est Saint-Jacques-de-Compostelle en Outaouais, l’été.
Nous passons des journées entières sur la véranda, à regarder le lac derrière la moustiquaire, dans des maillots rétro aux motifs psychédéliques oubliés par ses tantes depuis des décennies dans le fond des tiroirs.
Nous disons des niaiseries, nous gardons le silence, nous discutons un peu, Fanny prend quelques notes et nous jouons aux cartes.

Mai du chemin
Attend encore
Éloigne la mort
1.

Le grand-père de Fanny s’appelle Donald mais tout le monde le surnomme Skip.
Skip est un beau monsieur, connu dans la région:
à une certaine époque il a été maire de la ville de Maniwaki.
Il a aussi, je crois, tenu la quincaillerie.
Quand un nouvel ami arrive au Lac Blue Sea, Skip l’accueille en frappant sur sa propre jambe, incroyablement fort, avec un gros marteau.
Et lorsque l’invité manque de s’évanouir, troublé par cette action automutilatrice, il relève son pantalon et montre la prothèse qui lui tient lieu de jambe.
J’ai toujours cru que le sens de l’humour et l’autodérision assez jubilatoires de Fanny lui viennent de son grand-père Skip.

Je pourrais recenser longtemps, dans les pages de ce numéro, les miettes de souvenirs de trente années rendues plus grandes et plus vivables grâce à l’œil de l’écrivaine. Je pourrais rassembler pendant des jours tous ces moments qui sont autant de preuves que Fanny est en elle-même une œuvre. Ou bien vous dire l’énigme que constitue pour moi, malgré toutes ces années, son cerveau hors-norme. Cet organe qui nous tient lieu à tous d’archives nationales et que nous consultons pour savoir avec exactitude les dates de nos amours passés, les prénoms des anciennes conquêtes oubliés, les CV détaillés de gens jamais rencontrés. Cet équipement mystérieux logeant sous ses cheveux qui lui permet, avant midi, de traduire cinq cents mots tout en faisant la bouffe pendant qu’elle prépare une chronique radiophonique, alors qu’elle effectue son bénévolat à la bibliothèque de l’école cependant qu’elle termine son roman, en prenant soin de commander le bois dont Sam aura besoin cette fin de semaine, alors qu’elle réfléchit plus globalement à la condition des femmes au XXIe siècle en ayant quand même le temps d’aller luncher avec ses amies, en voyant venir d’avance le calendrier du mois prochain, en étudiant le dernier essai important, en ayant déjà lu toutes les nouvelles du jour, consulté les nouveaux posts des blogues spécialisés, en gardant assez d’espace mental pour se reprocher de ne pas fabriquer elle-même le baume à lèvres de ses fils.

Je termine en vous disant simplement que je ne compte pas les fois où des gens s’exclament, au détour d’une conversation:

— Tu connais Fanny Britt, l’autrice? Hey! cette fille-là, mon dieu, je voudrais tellement qu’elle soit mon amie.

À chaque fois je voudrais leur répondre, ne serait-ce que pour la forme, que ce n’est vraiment pas une chose si exceptionnelle,
que ceux qu’on admire sur papier sont souvent des pourris dans la vie. Que les rues sont remplies de fair-weather friends aux talents littéraires inouïs et qu’il vaut mieux rêver tout en se préservant du choc de la rencontre.
Mais la vérité crue et un peu insolente, c’est que je crève de chance d’avoir Fanny Britt pour amie.Nananananaire.
La vérité toute nue, je m’excuse de le dire, c’est que jamais la terre n’a engendré plus forte, plus inspirante et plus constante alliée pour foncer joyeusement dans les murs de l’existence.
Le genre de celles qui nous regardent patiemment, sans com-plaisance aucune mais avec juste le soupçon d’empathie nécessaire, refaire en boucle chaque fois les mêmes erreurs depuis des décennies.
De celles qui nous ramassent, en morceaux ou transie, maigrelette ou obscure ou noyée dans nos larmes, nous assoient dans un char, nous amènent à New York et arrivent à nous faire oublier un moment la tragédie.
De celles qui appellent chaque jour mais qui jamais ne dérangent peu importe le moment ou l’heure.
De celles qui fabriquent les gâteaux qu’on n’arrive pas à faire, même pour l’anniversaire de notre propre progéniture: des Tyrannosorus rex très bons, en trois couleurs, à l’intérieur desquels on voudrait pouvoir vivre parce qu’ils sauraient nous préserver de toutes les dystopies.
De celles qui nous tiennent lieu de famille, à elles toutes seules, avec des racines bien plus fortes que la généalogie.
De celles, si rares et si précieuses, qui savent faire des maisons, même avec les débris. ♦

Fanny Dos


Alexia Bürger est metteure en scène et dramaturge, œuvre sur des projets mêlant matière fictive et documentaire, art visuel ou recherche sonore. En 2018, son texte Les Hardings (Atelier 10) récoltait le prix auteur(e) dramatique du CTD’A et celui du meilleur texte — Montréal décerné par l’Association québécoise des critiques de théâtre.

  • 1. J’ai trouvé ce matin ce petit fragment dans un ancien cahier fleuri que m’a donné Fanny. J’espère qu’elle me pardonne…
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