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Faire tomber les masques

Faire tomber les masques

Le titre de l’ancien footballeur, aujourd’hui président d’une fondation à son nom contre le racisme, sera sans doute jugé moins provocateur en Amérique du Nord qu’en France.

Essai

Le titre de l’ancien footballeur, aujourd’hui président d’une fondation à son nom contre le racisme, sera sans doute jugé moins provocateur en Amérique du Nord qu’en France.

La question raciale laisse encore terriblement mal à l’aise dans l’Hexagone, où le débat sur l’héritage de la colonisation continue de diviser d’une part les tenants d’une reconnaissance de ses atrocités, d’autre part les partisans nostalgiques convaincus du caractère bienfaiteur de sa mission «civilisatrice». Cette querelle suffirait à ancrer la nécessité de La pensée blanche, le plus récent ouvrage de Lilian Thuram, auteur de Mes étoiles noires (Philippe Rey, 2009) et d’un Nelson Mandela (Hachette, 2018) pour les enfants.

C’est aussi que le puissant modèle républicain français, qui pose en a priori l’égalité de tous·tes, n’autorise pas la reconnaissance des différences raciales ou des inégalités qu’elles suscitent. L’historien Pap Ndiaye (frère de l’écrivaine Marie NDiaye) a ainsi fait paraître, en 2008, l’éclairant La condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy).

Pas une question d’identité

Le point de départ de l’ouvrage de Thuram est éclairant. L’essayiste rapporte avoir été interpellé, il y a quelques années, par le dossier spécial d’un magazine: mettant en vedette des auteur·rices comme Toni Morrison, Maryse Condé et Martin Luther King, ce dossier était dédié à «La pensée noire». Or, raisonne Thuram, si un tel vocable est recevable en tant qu’objet d’étude, sa réciproque devrait pouvoir être envisagée. Mais immédiatement, une dissymétrie apparaît: car là où l’on devine que le dossier sur «La pensée noire» était destiné à (re)valoriser celle-ci, à en faire apercevoir la force autant que la spécificité, «la pensée blanche» est l’objet d’une dénonciation. Cet examen de conscience, cependant, c’est ce que refuse la pensée blanche, qui n’avance toujours, affirme l’auteur, que masquée.

La pensée blanche n’est pas la pensée des Blancs. Pour qu’il y ait une «pensée des Blancs», il faudrait d’abord avoir établi le groupe «Blancs». Et sur quelles bases? Avec ou sans l’accord des intéressés? On voit comment ces questions constitutives hérissent immédiatement, mais est-ce qu’elles bousculent autant lorsqu’on entend parler des «Noirs», des «Juifs», des «musulmans»? N’a-t-on pas tendance à penser que ceux-ci font groupe de façon ethnoculturelle, voire innée? Tout en leur reprochant alors, et du même souffle, leur «communautarisme»? Bien que sous-jacente, l’idée est répandue que les groupes minoritaires (racisés) des sociétés occidentales forment des touts homogènes; pourtant, l’idée d’être homogénéisés en tant que Blancs paraît révoltante. Comme si les Blancs pouvaient (et avaient le droit de) se fondre en une masse invisible et majoritaire, silencieusement dominante.

Plutôt, la pensée blanche se définit comme le «système […] jamais totalement désigné» qui a «construit un discours plaçant les Blancs au sommet de la "hiérarchie humaine"». Plus qu’une pensée au sens philosophique, elle correspond à un exercice insidieux de domination, coextensif à l’esclavagisme et au colonialisme (aujourd’hui à l’exploitation minière et à la déforestation), qui ne dit pas son nom et s’ignore (ou prétend s’ignorer) comme privilège. Cette hégémonie, «à la manœuvre de violences institutionnalisées», stipule implicitement qu’être de couleur est l’indice d’une infériorité qui invite, voire prédispose à (et ultimement légitime) l’exploitation, de la mise en chaînes aux emplois les plus dévalorisants, en passant par les contrôles d’identité et le soupçon, permanent et combiné, d’étrangèreté et d’illégalité.

Un dialogue informé

L’essai, méticuleusement documenté, s’appuie sur des publications très récentes dans plusieurs domaines des sciences humaines et sur des comparaisons fructueuses avec le féminisme. Ainsi lit-on sur le bandeau du livre: «On ne naît pas blanc, on le devient.» L’accent est mis sur la construction culturelle du fait blanc – et non, comme c’est généralement le cas, sur celle du minoritaire, toujours plus ou moins sommé de se justifier d’exister, surtout s’il demande des droits à la dignité.

Le sillage dans lequel s’inscrit Thuram n’est ni celui des black studies à la française (lancées par Pap Ndiaye), même s’il se réclame de Frantz Fanon, d’Aimé Césaire et de James Baldwin, ni celui des travaux contemporains d’Achille Mbembé. Plutôt, l’auteur dit sa dette aux white studies à l’américaine (Reni Eddo-Lodge, en particulier) et à la pensée décoloniale (Françoise Vergès, notamment), qui retournent la lentille vers les Blancs, cet habituel non-objet de l’histoire, cette construction politique en creux, réputée impartiale. C’est la fausse neutralité, érigée en universalisme, que dénonce Lilian Thuram. Cette réclamation de responsabilité, qui va de pair avec le rappel nécessaire de ce que les droits acquis l’ont toujours été par les opprimé·es au prix de leur lutte – non par la clémence soudaine des oppresseur·ses –, est peut-être l’aspect le plus original de l’œuvre.

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Lilian Thuram
Montréal, Mémoire d'encrier
2020, 320 p., 29.95 $