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Faire diversion

Entre un exergue de Mathieu «Big» Baron, tiré de Loft Story 6: la revanche, et une dédicace «à ma mère»: tel est le curieux (et nécessaire) espace de fiction qu’ouvre Filibuste.

Roman

Entre un exergue de Mathieu «Big» Baron, tiré de Loft Story 6: la revanche, et une dédicace «à ma mère»: tel est le curieux (et nécessaire) espace de fiction qu’ouvre Filibuste.

Il faut se rappeler Shéhérazade qui narre ses contes nuit après nuit au roi Shahryar dans l’espoir de retarder l’inévitable. Puis, nous devons imaginer qu’au lieu de lui raconter les récits mettant en scène des brigands perses, des lampes merveilleuses et des chevaux enchantés, elle lui livre par le détail les aventures des participant·es d’Occupation double et les confessions faites sur le plateau du Oprah Winfrey Show: on aura alors une idée de ce que nous réserve Filibuste, le premier roman de Frédérique Côté. La structure rétentionnaire et l’ajournement répété de la vérité, caractéristiques des Mille et une nuits, sont repris dans cette œuvre qui ne craint ni de mélanger efficacement les registres de discours, ni de donner un coup de pied dans la fourmilière bourdieusienne en faisant fi des principes de distinction entre culture populaire et culture d’élite. Comme celui que portent les personnages à la fin du repas familial, Filibuste est un toast «à Proust, à Arlequin et à Louis-José Houde».

Le court roman tire son titre d’un procédé non pas littéraire mais politique, à savoir l’obstruction parlementaire (en anglais, «filibuster»), qui se définit comme le fait de prononcer d’interminables discours afin d’empêcher l’adoption d’une loi par l’ajournement du vote. Stratégie discursive et dilatoire, cette technique consiste à manœuvrer à l’intérieur de ce que permettent les règles du débat tout en exploitant ce que ces dernières n’avaient pas prévu. Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler la figure du flibustier, ce pirate toléré par l’État – figure avec laquelle le titre partage des sonorités familières.

Confessionnal

Du titre, retenons aussi le préfixe «fili», qui évoque une connotation filiale loin d’être anodine. En effet, les personnages centraux créés par Côté sont trois sœurs – Delphine, Flavie, Bébé/Lili – et leur mère. Alternant entre les relations tumultueuses qui unissent ces protagonistes depuis l’enfance, leur difficulté de tomber enceinte et les soupçons d’inceste de l’une des femmes envers son conjoint, Filibuste est l’histoire d’une filiation qui achoppe, obsède et fait défaut.

C’est le discours et la distribution des rôles parlants qui font état de ces liens brisés. Avec sa voix singulière, chaque narratrice de la sororité occupe en alternance l’espace d’un chapitre, à la manière du fameux confessionnal des téléréalités. C’est que l’activité des personnages féminins est avant tout oratoire et centrée autour d’un paternel presque aphasique, évacué de la trame narrative. Il provoque toutefois le déroulement actanciel du récit: «Notre père occupe sa place au bout de la table. On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas.» En causant un accident de la route mortel, le père «accidente» la parole, celle qui, pendant les repas, tourne à vide, mais continue d’occuper une fonction phatique essentielle entre les sœurs et la mère.

Refuser l’élimination

Bien que le récit de Côté explore la structure récursive des Mille et une nuits, il est également aux prises avec un genre contraignant (dont il essaie peut-être de s’extraire en faisant usage de la première): celui du fait divers, par lequel les quatre femmes sont happées plus métaphoriquement, mais tout aussi sûrement que les victimes de la collision racontée. Face à la situation, l’hébétude d’abord volubile, puis muette des quatre personnages nous incite à les reconnaître dans la photographie en négatif qui orne la première de couverture et représente un clan de chevreuils faisant face à l’objectif. Elle évoque les biches rôdant près des routes, fauchées par les voitures dont les phares les éberluent. Une façon, peut-être, d’insister sur le fait que l’accident de moto provoqué par le père aurait fait plus de victimes que celles désignées à répétition dans les journaux.

«Voici un assassinat: s’il est politique, c’est une information, s’il ne l’est pas, c’est un fait divers», écrivait Roland Barthes dans «Structure du fait divers» (Essais critiques, Seuil, 1964). Côté, tout en exploitant la dimension formelle du fait divers, montre bien que si son contenu n’est pas politique, l’intégration dans le domaine littéraire de ce qui est jugé trivial l’est bel et bien. Il faut se rappeler que celles et ceux qui pratiquent le filibuster s’opposent à leur expulsion de la scène d’énonciation, peu importe le mépris du lectorat pour ce qui est raconté. Somme toute, les narratrices de Filibuste s’opposent à ce que le drame leur retire un droit à leur histoire personnelle. En parlant, elles suspendent le jugement et refusent d’être éliminées de la sphère discursive comme le sont leurs candidates télévisuelles fétiches.

Auteur·e·s
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Frédérique Côté
Montréal, Le Cheval d'août
2021, 110 p., 20.95 $