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Exils intérieurs

Deux autrices ont imaginé des personnages dont les parcours permettent d’aborder le racisme et le sexisme, la prostitution et la toxicomanie, mais aussi l’identité et la maternité.

Théâtre

Deux autrices ont imaginé des personnages dont les parcours permettent d’aborder le racisme et le sexisme, la prostitution et la toxicomanie, mais aussi l’identité et la maternité.

Fondées à Rouyn-Noranda en 2011, les Éditions du Quartz ont lancé au printemps dernier une collection consacrée au théâtre. Parmi les quatre premiers titres, on trouve les pièces de deux jeunes autrices noires: Anne Beaupré Moulounda (Sans pays) et Myriam De Verger (Lost baby). Voilà bien un choix éditorial qui mérite d’être salué. Ce noble parti pris, celui de Jean-Guy Côté, pilier du milieu théâtral témiscabitibien, est aussi nécessaire que réjouissant. On espère qu’il en inspirera d’autres.

Les confessions de Lily

Dans un court préambule à sa pièce, Myriam De Verger explique qu’elle a avant tout pris la plume afin de donner naissance à un personnage «qui s’éloignerait des clichés qu’on attribue habituellement aux personnages distribués à des actrices et à des acteurs noirs». D’abord actrice, l’autrice estime que «ce type de rôle se fait rare pour les femmes en général et, hélas, demeure presque inexistant pour les comédiennes noires». Créé en 2010 au Studio Jean-Valcourt du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, dans une mise en scène de Pierre-Luc Houde, le monologue, déguisé en entrevue filmée avec un travailleur social, est tissé des confessions d’une jeune femme sur le point de quitter un centre de désintoxication.

Tout en exprimant son désir de tourner le dos à la drogue et à la prostitution afin de récupérer la garde de son fils, Lily aborde — dans un joual dont il faut reconnaître qu’il est pénible à déchiffrer — une foule d’autres sujets, à commencer par son besoin d’aimer et d’être aimée. À propos de son adoption et de son enfance en «région», elle lance:  

D’in fois, j’me dis: «Crisse! Y auraient pas pu m’laisser dans mon pays d’origine, sti! J’aurais p’t’être été plus pauvre, mais au moins j’m’les aurais pas g’lés d’même, sacrament! P’t’êt’même que j’s’rais pas dev’nue junkie câlisse…»

D’un point de vue formel, la pièce n’est pas sans défauts, loin de là, mais le personnage de Lily fait preuve d’assez de dérision et de franchise, est emporté par suffisamment de fureur et de détresse pour qu’on songe à elle longtemps après avoir refermé le livre.

Une rencontre improbable

Créée par le Théâtre du Tandem en 2015, dans une mise en scène de Marie-Ève Gagnon, la pièce d’Anne Beaupré Moulounda, elle aussi formée comme comédienne, orchestre une rencontre improbable dans un lieu neutre, hors du temps, pour ainsi dire suspendu entre ciel et terre: l’aéroport JFK de New York. Quarantenaire, Lourdes est née d’une mère québécoise et d’un père congolais. Sexagénaire, vivant à Montréal depuis plus de quarante ans, Aimée est d’origine haïtienne.

Progressivement, les deux femmes vont s’ouvrir, se révéler, se reconnaître et se rejoindre, échanger sur les périodes cruciales qu’elles traversent… jusqu’à ce que le brouillard se dissipe un peu. Quand Aimée demande à Lourdes dans quel village elle a grandi, celle-ci répond: «Dans le Nord-du-Québec. Un coin où il y a ben des Blancs, des épinettes pis des mouches noires.»

Dans le dialogue émouvant des deux femmes, entrecoupé de quelques conversations téléphoniques, il est question de territoire, d’identité et de maternité, mais plus encore de pardon, de celui qu’on doit d’abord et avant tout s’accorder à soi même. En 2010, quand le tremblement de terre a frappé Haïti, Aimée n’a pas trouvé le courage de s’y rendre après la catastrophe. Elle se sent coupable de n’avoir pas pris part à la reconstruction. «Je les ai abandonnés. Je les ai abandonnés. Comme ma fille. Comme ma famille. Je savais pas… comment… C’était pas méchant, c’était juste égoïste.» La bienveillance dont les femmes de Sans pays finissent par être capable envers elles-mêmes fait nécessairement écho à celle qui semble manquer au personnage de Lost baby. Alors que dans un cas l’apaisement a été possible, dans l’autre il n’a pas pu être atteint, et ce, malgré la détermination manifeste de Lily.

Peu à peu

Les destins des exilés, des apatrides, des déracinés, des errants et des réfugiés, les riches histoires des migrants et des immigrants, leur souffrance et leur résilience, leurs difficultés et leurs revendications, l’adversité à laquelle ils font face et les victoires qu’ils remportent, tout cela trouve peu à peu sa place dans les pages de la dramaturgie québécoise contemporaine. Surtout, cela se fait dans les mots des principales intéressées, par leurs voix ou par celles de leurs descendants et descendantes. Voilà un constat des plus prometteurs. ♦

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Anne Beaupré Moulounda
Rouyn-Noranda, Quartz
Théâtre
2019, 72 p., 12.95 $
Myriam De Verger
Rouyn-Noranda, Quartz
Théâtre
2019, 70 p., 12.95 $