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Être enfin soi-même

Publié en anglais en 2014 à Harper Collins, couronné de nombreux prix, dont le Edmund White Award for Debut Fiction, For Today I Am a Boy, de Kim Fu, est un premier roman extraordinaire abordant des questions cruciales telles que l’identité et la transitude.

Traduction

Publié en anglais en 2014 à Harper Collins, couronné de nombreux prix, dont le Edmund White Award for Debut Fiction, For Today I Am a Boy, de Kim Fu, est un premier roman extraordinaire abordant des questions cruciales telles que l’identité et la transitude.

Je ne pissais jamais debout. Ça me donnait l’impression que mon corps était une machine, un robot obéissant à mes ordres. Un assemblage de bras, de jambes, d’un cœur et de poumons. Rien à voir avec moi. Mon vrai corps était ailleurs, il m’attendait.
Il ressemblait à celui de mes sœurs.

Ces phrases résument on ne peut mieux la quête de Peter, le personnage principal: né garçon, il sait en son for intérieur qu’il est une fille; qu’il vit dans le mauvais corps; qu’il lui faut renier, voire annihiler sa masculinité et «remonter le temps jusqu’avant [s]a naissance, avant [s]a conception, et trouver un moyen de décider autrement». For Today I Am a Boy raconte le parcours inouï de ce protagoniste déchiré entre le besoin de renouer avec son identité intrinsèque et le désir de plaire à son paternel d’origine chinoise.

«Le monde secret des hommes»

À l’instar de «ces hommes qui prennent toutes les décisions, qui vous dépouillent de toute autonomie», le père est ni plus ni moins un tyran imposant sa volonté de fer à tous les membres de la famille, dont son fils, qu’il espère endurcir pour en faire un homme. À Fort Michel, ville ontarienne morose et asphyxiante où Peter grandit, l’apprentissage de la masculinité passe par la violence tous azimuts. Cette violence, c’est celle des camarades de classe repoussant les limites de l’acceptable par leurs jeux tantôt puérils, tantôt extrêmement dangereux; celle du milieu de la restauration, foncièrement sexiste, où tous les représentants de la gent masculine «aime[nt] les plottes» et n’en ont que pour les corps des femmes, qu’ils cherchent à domineret à assujettir à leurs désirs de mâles alpha; celle d’une société hétéronormative et patriarcale niant le droit à la différence, quelle qu’elle soit. En témoigne cette scène troublante où le père, qui a perçu chez son fils des «penchants», oblige ce dernier à brûler le tablier qu’il revêt pour accomplir des tâches ménagères et à ingérer une partie des cendres. Sans trop forcer le trait, l’autrice critique avec finesse la masculinité toxique et ses plus infimes ramifications.

Inadéquation

Plus seul que jamais après les départs successifs de ses sœurs Adele, Helen et Bonnie, ses uniques alliées, privé de modèles qui l’aideraient à se définir, Peter quitte son Ontario natal et s’établit à Montréal, où il occupe, au fil des ans, des emplois plus ou moins précaires comme plongeur et aide-cuisinier. Dans cette ville quelque peu inhospitalière, «[l]a solitude qui éclate, sans crier gare, dans une nuée sifflante, assez dense et sombre pour bloquer le soleil» lui pèse énormément. Il a soif de rapports humains fondés sur l’authenticité et la sincérité:

Mais plus encore, je souffrais qu’on ne me regarde pas. J’aurais voulu être remarqué, d’une façon dont on ne remarque ni les hommes ni les cuisiniers.

De tels extraits, d’une justesse incomparable, m’ont littéralement arraché le cœur.

En effet, qui, au cours de son existence, n’a jamais voulu être apprécié·e et aimé·e pour qui il ou elle est vraiment?

Assumant difficilement son identité, Peter se lie avec des femmes qui, croit-il, peuvent l’aider, alors qu’elles ne l’utilisent qu’à leurs propres fins: d’abord, Margie, une sadomasochiste cruelle, le réduit à l’état de jouet sexuel (elle fétichise, non sans racisme, «[s]a tite bite jaune») et lui fait subir les pires atrocités, y compris le viol; ensuite, Claire, écartelée entre sa foi religieuse et ses pulsions homosexuelles, entame une liaison avec le protagoniste pour se détourner de ses «désirs déviants». Ce n’est qu’au contact de John, lui-même transsexuel, et de sa compagne Eileen, que Peter trouve le courage et la force nécessaires de s’afficher en tant que femme dans l’espace public. Désormais, il n’est plus; Audrey (en hommage à Audrey Hepburn) vit enfin.

Avant toute chose: raconter

Roman de l’intériorité décrivant les étapes du processus de transition sexuelle, For Today I Am a Boy présente une structure fort audacieuse. Délaissant la chronologie, multipliant les analepses et les prolepses, alternant les points de vue narratifs (on passe de l’omniscience à la focalisation interne dans un même chapitre sans que cela crée des disjonctions notables), l’autrice privilégie la forme du fragment et procède par touches impressionnistes. Le portrait d’ensemble n’en est que plus saisissant.

Cette excellente traduction, signée par Jeannot Clair, fait (re)connaître l’une des grandes voix de la littérature queer contemporaine du Canada anglais.

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Article au format PDF
Kim Fu
Traduit de l’anglais (Canada) par Jeannot Clair
Montréal, Héliotrope
2020, 360 p., 24.95 $