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Et si l'Histoire était un polar ?

Et si l'Histoire était un polar ?

D’une écriture savante, ce roman brosse le portrait d’une scène politique intrigante

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D’une écriture savante, ce roman brosse le portrait d’une scène politique intrigante

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Avec Le testament de Maïakovski (2012), Le scandale de la tour byzantine (2014) et Le rendez-vous de Damas (2016), Pierre-Louis Gagnon nous avait offert une trilogie de suspens où le personnage de Serge Régnier était catapulté au centre des évènements politiques les plus déterminants de la période d’avant-guerre. Dans La disparition d’Ivan Bounine, nous retrouvons les thèmes de prédilection de l’auteur qui, dans ce « thriller politico-littéraire », explore de nouveau les tensions idéologiques de la scène internationale, avec cette fois dans la mire l’attribution du prix Nobel de littérature de 1933. Alors qu’en 2018 aucun prix Nobel de littérature n’a été décerné, le roman de Gagnon tombe à point, mettant en lumière ce qui menace, voire dément tout idéal de neutralité institutionnelle.

Fort de ses références historiques et de sa rigueur factuelle, issu d’un travail de recherche indéniable, La disparition d’Ivan Bounine est un roman savant dont la cohérence du récit repose sur l’érudition de l’écriture de Gagnon. Y prendront plaisir les lectrices et lecteurs fervents d’histoire et de politique, qui s’enthousiasment de la mise à nu des relations tacites et des transactions suspectes se déroulant dans les coulisses du pouvoir. Chantage, extorsion, corruption, trafic d’influence : l’intrigue ne repose pas tant sur la disparition d’un auteur russe, évènement qui surgit plutôt tard dans le récit et dont le titre du roman annonce l’inéluctabilité, que sur les jeux de pouvoir et les stratégies mis en branle par les personnages pour arriver à leurs fins. Si tous les moyens sont bons, Gagnon a pour lui l’habileté technique, presque pédagogique, de mettre au jour la conjoncture et les manœuvres politiques qui dirigent l’attention des classes dirigeantes vers le monde de la littérature.

Bonjour Staline

Entre décembre 1932 et décembre 1933, Stockholm devient le théâtre d’un bras de fer entre les représentants du bolchevisme de l’Union soviétique et les contre-révolutionnaires. Jamais, depuis sa fondation, l’institution du prix Nobel n’a honoré un auteur russe. Alors que les paris sont mis sur Maksim Gorki et Ivan Bounine, l’enjeu dépasse les simples fonctions honorifiques et prend l’ampleur d’une « grave crise diplomatique », d’« une affaire d’État, qui s’inscri[t] dans un contexte international périlleux pour l’Union soviétique ». L’œuvre de Bounine se distingue par un naturalisme qui, pour les fidèles à Staline, constitue une menace à l’idéologie révolutionnaire :

[S]on naturalisme antimarxisme [est] à mille lieues de l’immense littérature qui émerge dans notre pays et qui fait la fierté des ouvriers et des paysans. Cette consécration de Bounine serait un camouflet infligé à la figure de l’URSS […]. Le couronnement de ce contre-révolutionnaire ne doit pas avoir lieu.

Les principaux acteurs s’engagent pendant une année dans des négociations et des campagnes de représentation pour concrétiser ou court-circuiter la nomination, démarches qui dérogent aux limites morales et légales. Parmi ces personnages, l’un se démarque : l’ambassadrice russe Aleksandra Kollonstaï, militante socialiste, communiste et féministe, décrite comme une femme fatale dont le métier consiste à « ment[ir] et racont[er] des histoires à qui v[eut] l’entendre ». Plus que Bounine, elle occupe le centre de la scène et retient l’attention. Cette figure historique, que Gagnon présente comme une « amazone endurcie », une « femme hors du commun à qui les journaux consacraient des articles laudateurs ou des reportages sarcastiques », est peut-être l’élément le plus captivant du récit alors qu’il est dit que les « Stockholmois se félicitaient de la présence d’une personnalité si extravagante en leurs murs » : « Depuis la reine Christina, aucune femme aussi flamboyante n’avait occupé le devant de la scène de cette ville austère […] [h]ormis peut-être la comédienne Greta Garbo. »

Dans les faits

Ce qui fait le principal intérêt de La disparition d’Ivan Bounine n’est donc pas (et peut-être malheureusement ?) la vie de Bounine et le danger qui le guette, ce n’est pas le suspens qui manque quelque peu d’élan et de souffle par moments, mais le travail de description qui offre un portrait fin d’une scène politique hors du commun, et de ses acteurs. À cet égard, en plus des fonctionnaires et autres agents gouvernementaux, tout un réseau d’artistes et d’écrivains est révélé, mettant en valeur leur rôle et leur pouvoir politique, et donnant à la littérature son envergure : pendant que Breton et Dali se disputent la paternité du surréalisme, Knut Hamsun est séduit par l’idéologie nazie tandis qu’André Gide est l’émissaire du communisme en France. S’il est plutôt étrange de voir s’exprimer ces auteurs dans les mots d’un autre, ce qui noue leur destin fait passer outre ce qui pourrait sonner faux. Car l’esthétique réaliste et le souci de précision de Gagnon donnent à la fiction une préséance sur le réel. Bien que romancé, le récit nous fait douter de la réalité factuelle telle qu’elle est transmise par les voies officielles, nous fait croire que ce qui n’est de toute évidence pas arrivé, fruit du travail d’écriture, aurait dans les faits très bien pu se produire. ♦

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Pierre-Louis Gagnon
Montréal, Lévesque
2018, 218 p., 27.00 $