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Espace «inappropriable»

Espace «inappropriable»

Tandis que le pouvoir ambitionne de se faire temps et d’inscrire son accélération dans la chair de nos subjectivités démobilisées, Thierry Pardo retrouve dans la forêt, avec sa tribu, le site de l’imagination radicale, un espace «inappropriable».

Essai

Tandis que le pouvoir ambitionne de se faire temps et d’inscrire son accélération dans la chair de nos subjectivités démobilisées, Thierry Pardo retrouve dans la forêt, avec sa tribu, le site de l’imagination radicale, un espace «inappropriable».

La geste de Pardo commande l’éloignement du «nanomonde» et le rapprochement d’«un espace-temps capable d’organiser la rencontre entre concret et symbolique». Inspirée de l’élan anti-industriel de Thoreau, cette robinsonnade valorise la géopoétique la moins normative possible et rappelle l’acte vibratoire évoqué par Achille Mbembe. La communion avec l’organique et la contingence onirique du bois est susceptible de faire jaillir une «énergie poétique». Au sein de ce maquis «possibiliste», les opportunités de métastase créatrice, pour paraphraser Mbembe, sont légion. Dans ce topos «mythologisable», cette «fractale buissonnante», enjamber l’hégémonie de la technique déverrouille à nouveau l’horizon des aventures étonnantes.

«Famille coureuse d’espace»

Puisant à même une sensibilité tellurique menacée d’extinction, le lyrisme de Pardo s’immisce en nous comme les spores libérées par un champignon magnifique: «Nous abritons aussi en notre sein une part de sauvage, quelque chose en bois brut venant nous rappeler à notre humanité première.» La réhabilitation de la poétique convoque précisément ce qui fait défaut dans notre époque brutale. Le privilège épistémologique attribué aux sciences positivistes déréalise, en quelque sorte, la beauté épiphanique des «choses complexes», celles qui échappent à toute computation. Annexés et digérés, les mystères irréductibles de ce monde sans dehors «inappropriable» appauvrissent les marges de l’indépendance. C’est en utilisant des «techniques libératrices» oubliées et en tournant le dos aux chaises ergonomiques des open spaces aseptisés que l’idéal d’autonomie s’anime et désamorce l’affairement perpétuel: «[N]ous construisons notre autonomie, nous participons à la création de cette anarchie possibiliste, nous devenons plus capables.» Lisons Thoreau, Reclus, Fabre, et j’oserais ajouter Kropotkine, pour baliser les sentiers de traverse de notre «géographie intérieure».

Coïncider avec son essence

Avare de détails sur les apports particuliers des membres de sa famille, qui participent également à l’édification de cette «maison sans bouton», Pardo propose un essai intimiste traversé par un violent ressentiment envers la marchandisation du monde. Pour l’auteur, la nature n’est pas seulement un pharmakon: elle est aussi le début de l’affranchissement, un projet de réappropriation d’une vérité organique antérieure. Ce qui prête le flanc à la critique, c’est plutôt sa conception dépolitisée de la «simplicité». Il apparaît ardu pour quiconque de «purger» son intériorité des assauts répétés du capital. Autrement dit, la primauté du présent est beaucoup plus exigeante. Cependant, Pardo, il nous semble, passe au zen sylvestre avec une facilité surprenante. On remarque certes des tensions avec les voisins qui s’incrustent et offrent une amitié intéressée, ou avec ces gens qui «ne sont jamais aussi souriants que lorsqu’ils ont quelque chose à vendre». Voilà une conception nettement réductrice de la transaction. Il nous faut parfois prendre en considération la fierté résultant du labeur; pas seulement l’aspect pécuniaire. L’hégémonie du rapport marchand ne s’amenuisera pas uniquement par l’exemple de ceux et celles qui se créent un espace de liberté. Ranger l’intégralité des transactions dans la même catégorie capitaliste et vénale serait une grave erreur.

«L’idée est de contribuer à la beauté du monde sans s’éloigner de la chaleur de son poêle à bois.» Le pessimisme de Pardo à l’égard de l’engagement social est compréhensible. Il se manifeste de deux façons: d’une part, par une forme de repli sur soi dans la sphère artistique; d’autre part, par une connaissance abrupte des modalités et du caractère autoformateur de l’agôn, notion selon laquelle les luttes sociétales arrachent des droits et rendent justice à l’agentivité humaine. Il y a une différence entre vivre dans une société exacerbant les antagonismes et évoluer à l’intérieur de conflits féconds. Les «désagréments» évoqués par l’écrivain sont certes éprouvants, mais comme ils restaurent les prétentions à la vérité des sciences romantiques, on aurait pu s’attendre à ce que toutes les formes d’irrigation collective soient célébrées.

L’essai nous invite à habiter l’espace et à animer le temps pour que le monde recommence à se manifester sous un dehors moins aliénant. Il est formidable de se rendre compte, à la lecture du livre, à quel point l’imprégnation nouvelle est un processus lent. Les tensions internes du vagabond affleurent, et c’est ce qui rend Weedon ou la vie dans les bois si juste, si beau. «La cohérence se met en forme dans la simplicité des silences bien compris.»

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Article au format PDF
Thierry Pardo
Montréal, éditions du Passage
2020, 80 p., 19.95 $