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Dossier

J’ai longtemps détesté les reportages. Du moins, certains d’entre eux, ceux dans lesquels la posture du reporter n’est jamais contestée par la voix narrative. La vérité, c’est que je déteste, dans un reportage, quand l’auteur se représente volontairement en reporter pour se conformer à une certaine figure imaginaire du journaliste de terrain, qu’il pose en héros de l’information afin de se légitimer, en intrépide. Je déteste quand il se plaint de la mauvaise nourriture qu’il mange dans les pays pauvres ou du bruit dans les wagons de train où s’entassent les classes populaires. Je déteste quand le jupon aristocrate ou bourgeois du reporter dépasse sans même qu’il en ait conscience. Je déteste quand il descend parmi la «populace» comme si cela incarnait un acte héroïque, une mise en danger, parce que c’est une personne de sa condition qui le fait, car cela n’aurait rien de courageux si le reportage était écrit par un·e immigrant·e ou une personne pauvre. Je déteste quand le reporter se sert des personnes marginalisées comme d’un marchepied pour asseoir sa posture héroïque, sans jamais se mettre véritablement en danger dans le texte, sans jamais risquer sa véritable vulnérabilité, tout aveuglé qu’il est par son éthos. Je déteste quand le reporter fait semblant devant des gens qui vivent une situation «pour de vrai». Je déteste quand il devient l’acteur du reportage, une fiction qui s’immisce au milieu du réel pour le tromper.

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Qu’on se le tienne pour dit: celleux qui écrivent du reportage littéraire seront jugé·es sur la façon dont iels se positionnent face à leur sujet. Iels auront beau afficher la plus grande solidarité avec les personnes qu’iels interrogent, on n’y verra qu’une façon de flatter leur ego. Iels auront beau, au contraire, tenter de se retirer complètement de leur texte, une fois le travail de terrain et d’entrevues terminé, nul ne sera dupe de leur stratagème.

On saura les débusquer derrière leurs fausses narrations omniscientes.

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En 2016, j’étais paralysé devant la voix des autres. J’ignorais comment m’y prendre pour rédiger mon premier reportage. Puis, dans Fragiles lumières de la terre, j’ai lu un texte que Gabrielle Roy consacre aux huttérites de l’Ouest canadien. Dans ce reportage, Roy convainc la jeune Barbara, d’abord réticente, de se laisser photographier pour l’article qu’elle veut faire paraître. Au moment où l’écrivaine s’apprête à quitter le village, Barbara la supplie de lui envoyer sa photo par la poste, ainsi que des images du Canada. Et l’on comprend que la jeune femme, obéissant aux règles très strictes de sa communauté, ignore à quoi elle ressemble, car elle ne s’est jamais vue, pas même dans un miroir.

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À l’époque, en découvrant ce passage, je me suis exclamé: voilà ce que le reportage est capable de faire, voilà ce que je veux faire.

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J’ai cru – et je crois sans doute encore – que le reportage littéraire est l’un des outils qui permettent aux personnes marginalisées de se voir. C’est la photo, c’est le miroir tendu à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’être accueillies au sein des productions culturelles, soit parce qu’elles ne sont jamais représentées, soit parce que, lorsqu’elles le sont, leur portrait est déformé par les préjugés que l’on a d’elles, par les stéréotypes, par les biais sexistes, racistes, homophobes propagés dans les médias, notamment.

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Si Roy, à la suite de sa rencontre avec Barbara, se dit dans un premier temps rassurée par la curiosité des jeunes huttérites, qui contraste avec l’isolement de leurs aîné·es, son reportage se conclut sur une crainte, celle de nuire aux membres de cette communauté ostracisée. Elle espère qu’en se rapprochant de la majorité, «ce ne soit pas eux, les perdants!».

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Depuis plus d’un an, j’interroge les proches de personnes décédées du sida. Alors même que je les enregistre, iels me confient tout de leur vie sexuelle, de leur état de santé, des violences qu’iels ont subies et fait subir. Et, en les écoutant, je me surprends à avoir peur pour iels comme Gabrielle Roy avait peur pour Barbara. Je crains que l’écriture de leur histoire leur soit fatale.

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Il y a quelque chose de terrible, au fond, dans ce geste qui consiste à s’asseoir devant les gens pour qu’ils nous racontent leur histoire afin d’en tirer un reportage. Souvent, dans la vie, les gens n’ont pas d’écoute. Et là, ils ont devant eux une personne qui n’est pas là pour les juger, qui prend le temps de s’intéresser à leur histoire.
Et ce qu’il y a d’effrayant, c’est qu’ils y prennent tellement plaisir qu’ils disent tout, sans aucun filtre ni censure, même si au départ ils étaient réticents. Nombreuses sont les personnes qui m’annoncent: «Je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais confié à personne.» Et moi, face à elles, je fige.

Je me demande si je ne profite pas de leur vulnérabilité.

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Janet Malcolm, dans Le journaliste et l’assassin, a bien décrit cette impasse morale du journalisme. Elle explique qu’il y a le moment faste de l’entrevue, où le sujet, face au reporter, entre dans un état régressif comme en psychanalyse, puis qu’ensuite, au moment d’écrire le texte, vient le «sacrifice», la trahison du sujet-patient par le reporter.

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Avant 2016, j’étais incapable d’écrire sur moi, de me sacrifier.

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Quand j’ai entrepris mon premier reportage, qui portait sur les ex-couturières de la Fruit of the Loom, la plupart des femmes que j’ai interrogées étaient inquiètes à l’idée que je dévoile leur identité dans mon texte, par crainte de s’attirer une mauvaise réputation ou même de perdre leur emploi, elles qui étaient déjà très précarisées. Pour les mettre à l’aise, j’ai accepté de leur attribuer des pseudonymes et de brouiller certains détails. Malgré tout, face à elles, je me suis soudainement senti coupable de dévoiler leur histoire, de les mettre en danger en demeurant moi-même bien protégé derrière mon calepin, à l’abri des regards. En exposant leur intimité, j’avais l’impression d’être en train de leur faire subir ce que je ne voulais pas me faire subir à moi-même en refusant d’écrire des textes autobiographiques, de les «sacrifier» au lieu de me «sacrifier».

C’est à ce moment que m’est venue l’idée de joindre mon histoire à la leur, de m’exposer avec elles.

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Les personnes qui correspondent aux normes, les personnes hétéros, blanches, cisgenres, ne mesurent pas toujours l’état de vulnérabilité que cela demande de s’exposer aux regards des autres, à quel point il y a une domination dans le fait d’être vu·e par l’autre sans pouvoir le voir en retour. Si le reportage, suivant l’exemple de la photo de Barbara, permet aux personnes marginalisées de découvrir de l’extérieur leur propre visage, c’est aussi une arme à double tranchant. Car le regard d’autrui, le regard des lecteur·rices, pour les personnes marginalisées, est toujours une sorte d’épreuve qui ravive la crainte du jugement.

C’est pourquoi il est si important pour moi, dans mes textes, de me situer par rapport à mon sujet, de m’exposer avec lui, même si je fais parfois des cauchemars ou des crises de panique avant la publication. Il y a des passages entiers de mes reportages que j’ai voulu supprimer, que j’ai regretté d’avoir écrits, qu’aujourd’hui encore je ne peux pas relire.

Et je parle bien entendu des passages qui me concernent, des passages qui font référence à mon orientation sexuelle, à ma santé mentale, à mon milieu d’origine ou à mon identité de genre. Ces passages, je les ai insérés dans mes textes pour mettre à mal la hiérarchie entre le reporter et les personnes qu’il interroge, pour me ranger du côté de ces dernières, même si ce n’est là qu’une illusion que j’entretiens vis-à-vis de moi-même, qu’une façon de m’acheter une bonne conscience, car jamais je ne pourrai me défaire de l’autorité narrative qui est la mienne et que je n’assume pas.

En les écrivant, ces phrases, j’étais terrorisé à l’idée de me livrer en pâture au monde universitaire et je le suis encore. Je craignais que les informations que je divulguerais sur moi me nuisent dans mon milieu professionnel, qu’on ne me prenne plus au sérieux comme chercheur, que l’on me juge trop torturé pour me confier une charge de cours, ou encore qu’on m’accole un stéréotype dont les gens comme moi mettent tant de mal à se déprendre et dont j’ai effectivement mis des années à me défaire.

J’avais également peur de quelque chose que j’ai rencontré trop souvent chaque fois que je ne correspondais pas tout à fait aux normes, et qui s’appelle le dédain.

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Au départ, je me suis peut-être tourné vers le reportage littéraire parce que je n’avais pas d’imagination et qu’en contrepartie, j’étais incapable de parler de moi dans mes textes. Pour fuir cette impasse, je me suis jeté sur les mots, sur les histoires des autres, qui ne me demandaient pas d’invention ni de me mettre à nu. Or, il s’est passé ceci d’étrange que c’est lorsque j’ai commencé à écrire sur les autres que je me suis mis à écrire sur moi, parce que je me sentais coupable de les laisser seuls s’exposer au regard, au jugement d’autrui.

J’ai appuyé sur le retardateur et je suis entré dans la photo avec Barbara.

 


Alex Noël est nouvellement professeur de littérature québécoise à l’Université de Montréal. Parallèlement à ses travaux de recherche, il a publié différents textes de création (poésie, reportages, récits) en revue ainsi qu’au sein de collectifs.

Noel

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