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Ensemble, singulièrement

Dossier
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La fiction m’a appris qu’il était possible de déstabiliser l’ordre des choses rien qu’en ayant l’audace de le penser et de lui donner corps dans une histoire. Perforer les murs, rien qu’en imaginant une porte. L’écriture, la littérature, les mots sont un bouquet de «pourquoi pas» offert à l’humanité.
– Yara El-Ghadban, 2021
 

En s’imposant comme un récit à portée universelle, l’hégémonie de la littérature occidentale a provoqué une sorte d’invisibilisation des grandes œuvres littéraires produites par les écrivains et écrivaines d’Afrique, d’Asie, du Proche-Orient, d’Amérique latine et des Caraïbes. Les nations colonisatrices d’Occident n’ont cependant pas pu empêcher les «damnés de la terre» de produire une littérature originale et puissante, dans laquelle romanciers, romancières, poètes et essayistes ont raconté l’existence d’hommes et de femmes dans des lieux souvent somptueux, mais devenus maudits. Déjà à l’ère des empires, ces écrivains et écrivaines ont tendu devant les yeux des nations dominantes un miroir hallucinatoire réfléchissant les scènes de terreur vécues par les colonisé·es.

Dans le temps diasporique d’aujourd’hui, des millions d’exilé·es, de migrant·es et de voyageur·ses transportent à travers le monde leurs récits, leurs chants, leurs dieux, leurs prières, et leurs représentations de l’identité et de l’altérité. L’énergie narrative des écrivain·es, la créativité des artistes et la réflexion des penseur·ses issu·es de ces déplacements produisent des œuvres qui enrichissent notre vision de l’universalité. Au terme de la journée qui a officialisé, le 10 novembre 2016 à Montréal, la fondation de l’Espace de la diversité (EDLD) – mis sur pied en concertation avec les éditions Mémoire d’encrier –, Yara El-Ghadban a dit son rêve de voir nos sociétés plurielles se réenchanter en se mettant à l’écoute de la part d’universel présente dans chacune des littératures du monde. Sans imposer une définition a priori de la diversité, l’EDLD s’est donné pour mission, dans l’esprit de la maison d’édition fondée par Rodney Saint-Éloi, d’enrichir le vivre-ensemble en favorisant l’écriture et la publication d’ouvrages et de textes ancrés dans une pluralité d’imaginaires, ainsi que la circulation de ces œuvres auprès de différents publics afin que les littératures de toutes les parties du monde puissent se faire entendre.

À la manière d’une utopie mobilisatrice, ce rêve avait germé dans l’esprit de Yara El-Ghadban sans doute parce qu’au fil de son histoire personnelle, elle a appris à connaître la diversité du monde, de ses cultures, de ses langues et de ses littératures. Son histoire de vie s’est déroulée en un riche et émouvant voyage qui va des camps de réfugié·es palestinien·nes de Beyrouth, ville palimpseste et plurielle, à Dubaï, site de luxueux projets touristiques, puis à la Buenos Aires latino-américaine et enfin à Montréal, gigantesque laboratoire d’accueil de migrant·es. Elle y a appris que l’identité personnelle, comme celle de tous les groupes humains, est un édifice en chantier jamais achevé. Après ses deux premières langues, l’arabe et l’anglais, parlées jusqu’à son adolescence, Yara a découvert au Québec l’hospitalité d’une nouvelle langue, le français, dans laquelle elle a choisi d’écrire ses romans. Des voyages répétés en Palestine et en Israël, des séjours de recherche en France, en Hollande et en Afrique du Sud, une résidence d’écriture en Italie et l’installation de sa famille pendant deux ans en Angleterre – c’est à Londres qu’elle a écrit en français Le parfum de Nour – ont fait vivre Yara sur la frontière d’une pluralité de mondes.

Ses passages entre les pays du Sud et ceux du Nord, ses va-et-vient entre des terres encore colonisées et sa vie d’immigrante au sein des nations hégémoniques d’Amérique ont contribué à modeler la géographie complexe des appartenances chez cette écrivaine anthropologue pour qui l’identité se définit comme un mouvement continu de construction. Musicologue et pianiste classique, la romancière Yara El-Ghadban n’a jamais cessé d’explorer les imaginaires littéraires et les codes esthétiques des nombreuses traditions découvertes au fil de son parcours cosmopolite.

Tout en plaidant en faveur du relativisme, sa pensée met constamment en évidence la part d’universalité existant dans chacune des formes d’humanité, dans les arts, la musique et la littérature. On peut comprendre que sa pensée s’accommode mal des étiquettes, qu’il s’agisse du postcolonial, de l’anticolonial ou du décolonial. Portée par son parcours cosmopolite, elle a inventé une véritable poétique du divers.

Élargir l’horizon

Notre époque, fondamentalement modelée par ce qu’on peut appeler la condition diasporique, impose le principe d’égalité et de participation équitable de toutes les civilisations à la construction d’une bibliothèque qui soit enfin vraiment mondiale. Le canon littéraire hérité de l’histoire de domination des pays européens sur le reste du monde doit être élargi en y insérant les écrivain·es qui explorent des imaginaires situés tantôt au-delà, tantôt en dessous des représentations mises en avant par la civilisation régnante. Cet élargissement du corpus s’impose d’autant plus que la littérature dominante continue à s’écrire majoritairement dans les langues des civilisations hégémoniques.

L’objectif poursuivi par l’EDLD n’est pas d’éliminer des pans de littérature, mais de tendre vers la création d’une bibliothèque universelle. Ce qu’il faut faire, c’est ajouter plutôt que retrancher, c’est introduire les œuvres produites par des hommes et des femmes écrivant dans des langues non occidentales et issu·es de mondes où se font entendre des voix autochtones et racisées, et des écrivain·es qui disent la singularité de leur vision de l’humain. L’entrée dans cette bibliothèque de romanciers et de romancières, de poètes et d’essayistes venant des continents hier colonisés ne doit pas forcément conduire à déboulonner les héros canonisés par les grands écrivains de l’Europe des XIXe et XXe siècles. Assurer la diffusion des grandes œuvres des traditions littéraires non occidentales, ce n’est pas rejeter Johann

W. von Goethe, Charles Dickens, Honoré de Balzac, Thomas Mann, Franz Kafka, Joseph Conrad, Rudyard Kipling, Albert Camus, Graham Greene et bien d’autres. Ce n’est pas oublier Dante, Shakespeare, Rabelais ou Cervantès, ni cesser d’enseigner les philosophes grecs et latins sous prétexte que ces écrivains et ces penseurs perpétuent une culture blanche et la pensée occidentale.
En proposant d’ouvrir la bibliothèque mondiale à de nouveaux imaginaires, l’approche des membres de l’EDLD vise à créer un espace littéraire émancipé, où des textes venus d’une pluralité d’horizons puissent rejoindre l’humain dans ce qu’il présente de fondamental et de commun. Ce mouvement d’ouverture à d’autres voix n’est pas entièrement nouveau, mais le temps est venu de l’accélérer. Jorge Luis Borges décrit ce type de bibliothèque – appelée Babel – avec ses longues étagères de livres dressées sur des murs circulaires, ses galeries hexagonales superposées, reliées par des escaliers en colimaçon, des lampes qui sont «des sortes de fruits sphériques» et des glaces qui «doublent fidèlement les apparences». Borges raconte que, depuis que la bibliothèque existe, de nombreux bibliothécaires et lecteur·rices sont à la recherche d’un livre qui permettrait de comprendre tous les autres livres. Personne n’a encore jamais pu découvrir ce «livre total» qui donnerait non seulement la clef pour comprendre l’ensemble des livres de la bibliothèque, mais qui fournirait en même temps les éléments pour dire ce qui constitue l’humanité dans son unité et sa diversité. Sans doute aurions-nous plus de chance de trouver un tel livre si l’on introduisait dans la bibliothèque les grandes œuvres produites par l’ensemble des littératures du monde?

À la question de savoir si l’on peut encore lire, disons Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell (1936), l’EDLD répond par un oui, tout en précisant cependant qu’il convient d’assortir cette œuvre, qui appartient à la littérature esclavagiste de plantation, d’une contextualisation et de commentaires critiques. Dans cette œuvre de fiction mettant en scène Scarlett O’Hara – une réactionnaire esclavagiste de Géorgie –, alors qu’elle tente de sauver le domaine familial et ses champs de coton, Margaret Mitchell exalte les beautés du sud, les magnolias et les clairs de lune tout en se montrant complaisante à l’égard de l’esclavage et en estompant les horreurs de la ségrégation. Une difficile question se pose: comment expliquer que ce roman continue de se classer, malgré les nombreux clichés racistes hérités du Ku Klux Klan qu’il contient, parmi les livres préférés des Américain·es? Le fait d’exclure Autant en emporte le vent de nos bibliothèques risquerait de nous faire oublier l’existence du système esclavagiste du sud des États-Unis, qui entache l’histoire américaine d’une souillure indélébile. Ce système ségrégationniste aujourd’hui disparu a historiquement modelé les cartes mentales de certains suprématistes blancs qu’on rencontre encore dans les États-Unis d’aujourd’hui.

Le penseur palestino-américain Edward Said – il a été professeur de littérature comparée à l’Université Columbia – a dénoncé les clichés africanistes, américanistes, indianistes et orientalistes présents chez les grands écrivains occidentaux. Leurs œuvres pourtant nourries de hautes pensées humanistes en disent davantage sur la violence du monde occidental que sur les civilisations des peuples non européens qui y sont représentés, sans doute dans le but de satisfaire, à travers des récits qui les déforment, le goût d’exotisme des lecteurs occidentaux. Les œuvres de ces écrivains introduisent, il est vrai, leurs lecteurs au «cœur des ténèbres» de l’entreprise coloniale, largement constitutive de l’histoire de l’Occident moderne; mais, ce faisant, ils ont contribué à rendre légitime la domination par l’homme blanc des terres et des peuples lointains.

Un universel polychrome

La «science de l’autre» canonisée par l’anthropologie cherche à saisir la présence troublante et déstabilisante d’une altérité étonnante et dérangeante dans les systèmes de pensée et les littératures des mondes distincts et distants. Cette «science de l’autre» est née de la prise de conscience des limites que les catégories occidentales rencontrent lorsqu’elles cherchent à dire les mondes étrangers en recourant à des termes autres que ceux utilisés pour dire leur propre monde. Il est urgent que les écrivain·es non occidentaux·les disent quel est leur monde, en se libérant des effets toxiques des fausses représentations qui déforment ou humilient. C’est précisément à ce questionnement intellectuel sur la diversité que la réflexion initiée par Yara El-Ghadban apporte une réponse, en affirmant que le vivre-ensemble ne devient vraiment possible qu’à partir du moment où une société s’interroge sur la question de l’universel en lien avec la pluralité des littératures.

Je laisse à Aimé Césaire le soin de clore cette courte réflexion en reprenant les paroles qu’il a prononcées en ouverture du Festival mondial des arts nègres, tenu à Dakar en avril1996. Dans son discours, Césaire a défendu la négritude – un mot aujourd’hui attaqué – dans les termes suivants: «Cette notion de la négritude, on s’est demandé si ce n’était pas un racisme. Je crois que les textes sont là. Il suffit donc de les lire et n’importe quel lecteur de bonne foi s’apercevra que, si la négritude s’inscrit dans un enracinement particulier, la négritude est également dépassement et épanouissement dans l’universel.» Pour Césaire, toute civilisation digne de ce nom ne doit renoncer ni au particulier ni à l’universel.

On peut se demander si l’EDLD propose une approche de la diversité vraiment en prise sur l’aujourd’hui de nos sociétés complexes. À cette question, je réponds résolument que cette approche me semble même être quelque peu en avance sur son temps. La littérature mondiale pourrait être en effet cette arme miraculeuse qui permet de lutter contre la peur de l’autre et le rejet de la différence. Et, sans doute, les mots, les livres et les écrits balisent-ils au mieux le chemin sur lequel nous devrions nous engager.

 


Gilles Bibeau est anthropologue et professeur émérite à l’Université de Montréal. Il est l’auteur de nombreux articles et essais, notamment, chez Mémoire d’encrier: Généalogie de la violence. Le terrorisme: piège pour la pensée (2015), Andalucía, l’histoire à rebours (2017), et Les Autochtones, la part effacée du Québec (2020), qui lui a valu la médaille Luc-Larcourcière en 2021.

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