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En se lisant, en s'écrivant

Les lettres d’Une amitié libre, tout comme la préface de Mathieu Bélisle, apparaissent comme de courts essais sur la littérature, tant elles contiennent de nombreux passages perspicaces, nourris de références philosophiques.

Essai

Les lettres d’Une amitié libre, tout comme la préface de Mathieu Bélisle, apparaissent comme de courts essais sur la littérature, tant elles contiennent de nombreux passages perspicaces, nourris de références philosophiques.

Je pensais avoir choisi un livre sur la politique québécoise – décidément, j’étais malavisée. Une amitié libre aborde si peu le contexte sociopolitique des années 1974-2010 qu’on pourrait presque imaginer que la correspondance a été écrite aujourd’hui. Trêve d’exagérations: ce dialogue se déploie sur un plan beaucoup plus littéraire et intime que collectif et politique. C’est là d’ailleurs tout l’intérêt de cet échange passionnant, qui se présente d’abord comme une herméneutique des œuvres d’Yvon Rivard et de Pierre Vadeboncœur, et regorge de foisonnantes réflexions sur le travail d’écrivain·e, la pratique de l’essai et du roman: «Je suis comme étaient les spectateurs au temps de Shakespeare et souvent dans le théâtre populaire à la campagne: je prends parti pour ou contre les personnages comme s’ils étaient réels.» 

Les conditions matérielles de l’écriture

À travers cette correspondance, on accède à un rare témoignage sur les conditions matérielles de l’écriture, qui nous entraîne sur le terrain de la génétique textuelle. Rivard corrige ici l’impression qu’il a laissée sur son interlocuteur, qui le pense totalement engagé dans sa pratique scripturaire:

Je crois que tu te méprends sur mon compte. Tu t’imagines que je suis entièrement donné à la littérature, comme le sont, par exemple, François [Ricard] ou André [Major]. Ils lisent et écrivent quotidiennement, et cela leur semble tout à fait normal. Au contraire, je fuis tout cet univers aussi loin que je peux jusqu’à ce que cet éloignement devienne insupportable et me contraigne à écrire.

On découvre deux hommes pour qui l’écriture n’est pas un exutoire paisible, mais un processus exigeant, comme le confirme Rivard: «Je n’ai pas du tout le goût des sublimations et, si je découvrais que l’écriture me fut un confortable exil, je prendrais aussitôt de très longues vacances…» Les deux auteurs témoignent des «contingences» qui empêchent ou stimulent leur création (l’exil, la famille, les relations éditoriales, le travail, l’argent…), et se vouent une admiration mutuelle:

Je suis très heureux de savoir, écrit Rivard, que tu t’es remis à écrire avec ce «minimum de discipline» que je t’envie. Je n’ai, pour ma part, sauf en de très rares occasions, jamais réussi à écrire de façon régulière, avec cette patience indispensable à l’élaboration d’un rythme, d’une forme. J’ai sans doute eu trop de loisirs!

La correspondance comme œuvre littéraire

Les extraits les plus intéressants sont peut-être ceux où les auteurs convoquent une communauté littéraire et philosophique (Virginia Woolf, Hubert Aquin, Gaston Miron,etc.) avec laquelle ils font dialoguer l’œuvre de l’un et de l’autre: «J’ai relu, ces jours derniers, confie Rivard, certains textes de Bernanos […] et il m’a semblé que c’était un auteur qui te ressemblait beaucoup […].» La correspondance devient un espace où se manifeste la condition de l’écrivain: le degré d’engagement dans l’échange épistolaire, le rythme d’écriture, la longueur des lettres, le soin accordé à la forme et à la calligraphie. Sur les cinquante années que dure l’échange, le geste artistique se transforme, prend de l’assurance, s’élabore avec une érudition nouvelle, voire une élégance acquise avec le temps: «T’ai-je dit déjà, demande Rivard, que j’avais remarqué dans l’écriture même de tes lettres cette nouvelle souplesse à laquelle tu fais allusion?»

Il est par ailleurs fascinant d’observer l’évolution de la relation entre les deux auteurs et d’accéder, par la même occasion, aux soubassements psychologiques et identitaires qui formeront leur pensée intellectuelle. Rivard avance d’abord avec toutes sortes de précautions oratoires, puis il se dévoile avec une plus grande honnêteté et s’excuse souvent par effronterie; ensuite, les rôles s’inversent, Vadeboncœur faisant preuve d’humilité, parfois même d’impatience: «Tu n’as pas répondu aussitôt à ma lettre et cela m’inquiète: tu as dû mal réagir à mes humeurs et à ma libre circulation dans ton livre, du moment que je me suis mis à être de la partie comme si j’y étais chez moi et à secouer la maisonnée selon mes préférences. […] Mais diable! écris-moi!» Leur amitié se construit lentement, au fil de lettres sincères et bienveillantes. Le premier «tu» arrive tardivement dans leur échange, au moment où Vadeboncœur reçoit le roman Mort et naissance de Christophe Ulric (La Presse, 1976). Leur rapport apparaît inextricablement lié à la littérature, comme si une intimité ne pouvait vraiment naître qu’à partir d’elle, que par elle, qu’avec elle.

Auteur·e·s
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Yvon Rivard, Pierre Vadeboncoeur
Montréal, Leméac
2022, 192 p., 24.95 $