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En finir avec la précarité

pour la suite du monde
Thématique·s

Cet été, l’obtention d’une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec m’a permis, pour la première fois, de me consacrer à ma pratique artistique à temps plein. Je me suis nourri·e d’œuvres splendides lors du Festival TransAmériques, du Festival de jazz et du Festival d’été de Québec, j’ai composé une douzaine de textes à propos desquels je ressens une réelle fierté, et j’ai lu, beaucoup plus qu’à tout autre moment de l’année. J’ai notamment entamé la lecture de pleasure activism d’adrienne maree brown, livre qui m’a accompagné·e à travers mes réflexions sur le surmenage et mon incapacité à refuser des projets même lorsque je frôle l’épuisement – j’en parlais dans ma chronique du dernier numéro de LQ.

Rester dans la joie

Pendant quatre mois, j’ai reconnecté avec moi-même, j’ai appris à débloquer de plus en plus rapidement l’idéation créative et, surtout, je me suis senti·e extrêmement heureux·se. Cela dit, à l’approche des remises de textes, je sentais toujours mon niveau d’irritabilité monter. Autant me consacrer à la création m’apportait un pur bonheur, autant le stress de la remise des projets pouvait gâcher ma semaine, faire augmenter mon eczéma.

Il me semble qu’une question s’impose: comment rester dans la joie?

Dans l’introduction de son livre, adrienne maree brown invite les lecteur·rices à remarquer ce qui contribue à leur bien-être, à créer plus d’espaces où iels se sentent complet·ètes et vivant·es, à réduire les espaces opprimants et la souffrance non nécessaire. Pour l’autrice, le plaisir (tant qu’il n’affecte pas le bien-être des autres) est une mesure de liberté. Or, si la page est pour moi un espace d’expérimentation avec la libération et la liberté, les conditions dans lesquelles créent la plupart des artistes au Québec sont loin d’être libératrices.

L’abondance

En août, à l’occasion de la retraite estivale de la Fondation Loran, j’ai eu le plaisir d’assister à une conversation avec l’actrice néo-écossaise Courtney Ch’ng Lancaster et la poète edmontonienne Kathryn Lennon. Courtney a raconté qu’en début de carrière, elle pensait devoir dire oui à tout, de peur que personne ne veuille plus travailler avec elle. Au fil des années, elle a réalisé que d’autres occasions finissaient toujours par se présenter à elle.

Son témoignage m’a marqué·e, considérant ma propension à toujours dire oui. Dans la dernière année, j’ai accepté énormément de contrats, que j’ai tous adorés, mais j’ai parfois dépassé mes limites d’énergie et de temps. Mon oui-par-défaut vient possiblement d’une peur de disparaître après un refus, comme ces mères qui confiaient, lors de la journée d’échanges État des lieux1, ne plus recevoir de contrats de la part des théâtres et des compagnies depuis leur accouchement. Ou alors, peut-être que mon oui-par-défaut résulte de la précarité de notre milieu et de la gig economy, qui nous garde face à la peur d’une raréfaction du travail. Dans A Feminist Reading of Debt, Lucí Cavallero et Verónica Gago parlent de l’endettement comme mécanisme de soumission qui conditionne les personnes à tolérer des conditions de travail médiocres et des emplois qui ne leur conviennent pas. Et comme l’expliquait Dre Carolina Cambre dans mon cours d’économique féministe, le fait d’avoir des dettes à payer ou d’occuper un emploi précaire, sans congés de maladie, assurances ni autres bénéfices, encourage les travailleur·ses, inquiet·ètes de ne pas avoir de contrat le mois suivant ou de devoir encourir des dépenses imprévues, à multiplier les projets et les gigs.

Sortir les dettes du placard

Le remboursement de sa dette remplace alors le désir comme facteur décisionnel. En tant que société, combattre la précarité est donc nécessaire pour permettre à toustes de se reconnecter à ses désirs. Pour ce faire, Cavallero et Gago proposent de «sortir les dettes du placard», expliquant que la finance perd de son pouvoir coercitif lorsqu’elle est rendue concrète et que les stigmates associés à la précarité disparaissent.

Une multitude de mesures gouvernementales pourraient aisément réduire la précarité des artistes: un revenu universel garanti; un plus grand investissement dans les services sociaux; des soins de santé accessibles à toustes ainsi qu’une assurance dentaire et une assurance pour la vue et les médicaments; un accès gratuit à l’éducation à tous les niveaux. J’en rêve. Mais sous un gouvernement néolibéral, ces mesures resteront un rêve, tant qu’il n’y aura pas de mobilisation citoyenne assez puissante pour forcer la main des dirigeant·es. Comme le montrent Cavallero et Gago, d’autres mesures peuvent cependant être mises en place par les citoyen·nes, de façon autonome, pour contrer la précarité et bâtir une économie solidaire et régénératrice plutôt qu’oppressive et extractive: la collectivisation de ressources et de tâches – comme l’ont fait les féministes argentines pour répondre à la crise économique du début des années 2000, en organisant notamment des distributions de nourriture gratuite à l’extérieur –; et le développement d’une économie de partage.

Dans le milieu artistique, ces pratiques s’expriment entre autres déjà par des échanges de services, le partage de locaux de travail et les ruches de création, qui permettent à toustes d’accéder gratuitement ou à faible coût à de l’équipement artistique. Pour la nouvelle année, je vous mets au défi d’organiser des discussions avec vos pairs afin d’énumérer les ressources et les tâches que vous pourriez partager, de façon à réduire les dépenses, la consommation et la charge de travail de toustes. Pour en finir avec la précarité.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur yoyo, est paru aux éditions Mémoire d’encrier en 2020, et a été finaliste au Prix des enseignants de français 2021.

  • 1. L’État des lieux était une journée d’échanges sur les rapports genrés au sein du milieu artistique de Québec, organisée en juin 2022 par la comédienne Lauriane Charbonneau, en partenariat avec le collectif Les Allumeuses. L’événement a eu lieu au Périscope dans le cadre du Carrefour International de Théâtre. Un rapport présentant les conclusions de la journée sera rendu disponible en 2023.
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