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En chair et en os

Récit élégant et troublant, le premier roman d’Audrey Lemieux offre une méditation sur la mort sans fard ni concession.

Thématique·s
Roman

Récit élégant et troublant, le premier roman d’Audrey Lemieux offre une méditation sur la mort sans fard ni concession.

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Je notais, dans une recension précédente, au sujet du dernier livre de Julie Mazzieri, La Bosco (Héliotrope, 2017), à quel point des passages de celui-ci faisaient écho à certains aspects de la pensée de Georges Bataille concernant la coïncidence de la sexualité et de la mort. Le premier roman d’Audrey Lemieux développe un autre thème central de l’érotisme chez Bataille: la révélation de la mort des chairs et, à travers elle, la révélation du fond informe, impossible dirait Bataille, de la présence du monde et du sens du sacré.

Fantômes

Le lieu qui donne son titre au roman d’Audrey Lemieux est l’ossuaire de Sedlec à Kutná Hora, en République tchèque, qui a accueilli les corps de dizaines de milliers de personnes fauchées par la peste noire de 1348 et qui comprend une chapelle décorée d’os humains. La narratrice s’y rend dans une tentative de «conjurer désir de mort et crainte absolue des morts». Elle est en effet originaire d’une campagne québécoise à l’agonie, gangrenée par les suicides: «Ne plus chercher à arrêter le nombre des suicidés, entreprise vaine, futile, ridicule, j’ignore pourquoi je m’y suis mise. J’avais passé la vingtaine, la vingtaine de suicidés, quand je me suis interrompue.» La jeune femme marquée par plusieurs morts violentes de proches, mère, voisin, collègue, revient, au cours de ce voyage en République tchèque, sur les fantômes qui la hantent, particulièrement celui de Maude, collègue décédée des suites de troubles anorexiques sévères.

De chair et d’os

Dans L’homme et le sacré, Roger Caillois témoigne du fait que, dans certaines cultures océaniennes, le temps suivant la mort du souverain est un temps de licence qui «est exactement celui de la décomposition du corps du roi» et dont «le péril ne prend fin qu’avec l’élimination complète des éléments putrescibles du cadavre royal, quand il ne reste plus de la dépouille qu’un dur et sain squelette incorruptible». Dans L’ossuaire, les cadavres de deux reines sont en décomposition. Celui de Maude, la collègue impitoyable et celui de la mère — «Difficile d’imaginer que Maude n’a presque plus de peau et que la chair, par endroits, commence à lui manquer»; «La mère à moitié décomposée, allongée sur une table d’acier inoxydable.» La narratrice, en cette période de «péril», se tourne alors vers les os. Or dans ce roman sombre, même les os sont corruptibles: «À présent, il ne nous viendrait plus à l’esprit de faire autre chose des os que de les laisser pourrir.»

Tout le récit se déploie suivant les fantasmes morbides de la narratrice qui se développent en un imaginaire de chair et d’os. Qu’il soit nourri d’images de la viande «rouge et vive» qu’elle manipule durant ses quarts de travail dans un supermarché, de la maigreur squelettique des mannequins sur les couvertures des magazines, ou de la prise de conscience de tous les cadavres que recèle la terre sur laquelle nous marchons, cet imaginaire témoigne d’un sens aigu de la mortalité. «J’étais une enfant nerveuse. Je me savais squelette, et cette pensée m’était intolérable […]», avoue celle qui accorde dans son récit une importance particulière à la mort animale, cette mort universelle des chairs, douées de conscience ou non, à laquelle chacune et chacun sont en définitive condamnés. Cette pensée mortifère conduit régulièrement, dans l’esprit de la narratrice, à l’image du ventre, comme lieu de la digestion, lieu de l’enfantement, lieu de l’intelligence charnelle, zone du corps vouée à la putréfaction la plus odorante après le décès. À l’avenir-squelette, s’oppose une humanité-viscères. Audrey Lemieux déploie la mort sans lourdeur ni pathos, selon une résignation angoissée et un sens pratique paysan.

Meditatio mortis

À ce sens de la mort, L’ossuaire apporte un sens des morts, une mémoire des grandes hécatombes, comme celles des exterminations perpétrées par le régime nazi ou des grandes épidémies comme la peste noire. Comment porter le poids des disparus? Faut-il les protéger? Et de quoi? De ce questionnement émerge l’idée d’un lien avec les humains, avec tous les humains morts ou vivants, avec l’humanité de tout temps, transcendant l’individu et sa mort, l’écrasant comme un poids, l’effrayant comme un vertige et, paradoxalement, se tenant toute en lui.

Or tout n’est pas que fatalité ontologique dans ce récit, la mise à mort des campagnes par la société moderne est affaire humaine, autant que le sont les mains baladeuses du patron du supermarché. Le sens de la mort est irrémédiablement un sens de la vie, et le sens de la vie est un appel constant à la possibilité de son amélioration. Georges Bataille n’appelle pas littéralement à la révolte, le roman d’Audrey Lemieux non plus, toutefois tous deux offrent une lecture de la réalité qui refuse le mensonge et rappelle l’intensité du vivant, son scandale, et toute l’importance qu’il doit avoir pour nous. ♦

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Audrey Lemieux
Montréal, Leméac
2017, 120 p., 13.95 $