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Écrire pour briser le silence de ma mère

Micro-essai
Thématique·s

Ralentir en milieu urbain est une affaire de riches, de Blancs, voire une affaire d’hommes riches et blancs. La fabrication de la pauvreté, elle, ne ralentit pas, surtout en période de pandémie. La pauvreté fait de la marche rapide le jour et court la nuit. Comme la personne pauvre court après sa deuxième paye en CHSLD, et halète une fois qu’elle est dans l’autobus pour aller chercher le plus jeune à la garderie. Le soir, elle court après ses ados qui tentent à leur tour d’échapper à la police. Ils fuient «l’œil du maître», celui qui aime poser son gros genou sur des cous noirs tremblants.

Les femmes racisées, ethnicisées, ne ventilent pas. Pour plusieurs d’entre elles, l’émancipation a fini par entrouvrir des portes. Mais, pour toutes les autres, l’émancipation demeure inaccessible, et elles restent sur le seuil.

Que soit dans la langue de Molière, de Shakespeare ou de Camões, cette colère finit par vouloir déborder de mon corps. Il faut bien qu’elle aille quelque part. J’ai beaucoup parlé, beaucoup dialogué, même crié à l’occasion, mais le sentiment d’injustice continue de me coller à la peau. Pour déconstruire les biais émotifs et cognitifs du récit colonial que je porte en moi, j’explore les manières de recentrer mon regard sur l’organisation politique et sociale des affects, tels que la honte d’être une femme, la haine de l’«Arabe», la politique de la peur, voire aussi une certaine performance de l’ouverture à l’«Autre». Tout ce qui contribue à maintenir encore et toujours les femmes immigrantes et racisées à la lisière des droits promus au nom de l’«Universalité».

Mon grand-père disait: «On tourne le disque et ça joue la même chanson.»

Penser à écrire nos déceptions et nos utopies, quand on a grandi dans un bloc appartements du bas Côte-des-Neiges, n’est pas un acte hérité.  «S’asseoir pendant des heures pour écrire? Mais qui peut faire ça? Puis à quoi ça sert?» me sermonne ma mère depuis mon enfance. De là où elle regarde le monde, j’emploierais bien mieux le peu de temps dont je dispose à m’occuper des tâches domestiques ou à faire un «vrai» travail. Dans ces moments, c’est comme si elle avait oublié son parcours de jeune immigrante. Les heures interminables passées dans les manufactures de la rue Chabanel, les mots racistes de sa propre mère lorsqu’elle s’est mise à fréquenter un jeune homme d’origine haïtienne, le référendum de 1980 où, malgré les barrières systémiques quotidiennes, dans un acte de foi aveugle, elle a voté «oui».

En cherchant désespérément une manière de se libérer, ma mère a été féministe, antiraciste et souverainiste, à sa manière. À l’image d’une certaine majorité canadienne-française dans laquelle elle a fini par se fondre, ce privilège qu’elle a acquis me donne parfois l’impression qu’elle ne s’entend pas parler quand elle parle ainsi – comme sa mère à elle. Pourtant, quand on est fille d’immigrant·es,
on sait qu’il ne faut pas traduire mot à mot la langue étrangère de ses parents. Il faut davantage se fier aux émotions. Contrairement aux adages rationalistes, l’émotion n’est pas contraire à la pensée, elle ne bloque pas son mouvement, ne l’empêche pas d’advenir. Sarah Ahmed dira, dans The Cultural Politics of Emotion (Edinburgh University Press/ Routledge, 2004, ma traduction), «que le fait d’être émotif ou émotive est perçu comme la caractéristique de certains corps et pas d’autres». Bref, l’émotion serait contraire à la pensée mais en plus, elle serait une affaire d’immigrés, et plus encore d’immigrées. Cette assignation de l’émotion aux corps des «étrangères» nous éloigne, en tant qu’humain·es, du rôle central de l’émotion au sein de la pensée elle-même.

Pour «traduire» correctement ma mère, je devrais donc dire qu’elle s’indigne de me voir travailler gratuitement. S’arrêter pour écrire un essai est en effet un acte de bénévolat. On peaufine et (re)peaufine des abstractions conceptuelles dont la lecture est réservée à un tout petit pourcentage de personnes, dont ma mère et tant d’autres ne font pas partie. Mais au fur et à mesure que je lui raconte l’objectif de ce que j’écris, c’est-à-dire de rendre visibles les expériences et les luttes politiques des Québécoises immigrées, racisées, ethnicisées, son visage s’illumine. Elle se revoit apparaître au coin de la rue Rachel dans les années 1960, en train de manifester contre un patron à la main baladeuse.

Les constructions sociales patriarcales, sexistes, racistes et colonialistes s’abreuvent de la lassitude. Appartenant aux impensés des analyses des rapports de pouvoir, la lassitude s’avère co-constitutive de l’injustice sociale. Dans ce monde où tout grouille, j’écris parce que je refuse l’effacement des existences qu’on finit par faire taire à l’usure.

 


Rosa Pires a pendant plus de dix-huit ans coordonné plusieurs projets politiques, communautaires et internationaux liés aux enjeux d’inclusion, de citoyenneté et d’équité hommes-femmes. Son mémoire de maîtrise a reçu un prix de l’Institut de recherche en études féministes (IREF). L’essai qui en a été tiré, Ne sommes-nous pas Québécoises? (Remue-ménage, 2019), a été finaliste au Prix des libraires du Québec.

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