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Écrire est une école d’humilité

Écrire est une école d’humilité
Questionnaire LQ

Est-ce que le roman est mort?

Depuis que je m’intéresse à la chose littéraire – et croyez-moi, cela ne remonte pas à mes premières élucubrations de romancier publié –, mille fois j’ai ouï dire que dehors gisait le cadavre chaud du roman, mille fois j’ai attendu le moindre signe qui me convainque qu’on tenait, enfin, le testament laissé à la postérité par ce genre tantôt béni, tantôt honni. Dix mille fois j’en suis revenu, bredouille et rassuré. Non seulement le roman n’est pas près de mourir, mais chaque jour sa jouvence se renouvelle par le flux de tous ces poètes endiablés, toutes ces slameuses au verbe rageusement intranquille, tous ces conteurs d’un temps que l’on croyait révolu, qui lui déversent une puissance devant laquelle le lecteur en moi s’incline d’une trouvaille à l’autre. Si c’est le signe de sa mort, alors je suis fier d’arborer ma casquette de nécrophile.

La qualité que vous préférez chez votre éditeur·rice ou son pire défaut?

Auteur infidèle parce qu’incapable de me satisfaire du savoir-éditer d’un seul, je vais choisir celui qui de tous mes éditeurs est devenu à la fois un ami et un cosculpteur de rêves qui m’habitent, le poète Rodney Saint-Éloi. La qualité qui m’impressionne chez lui est sans doute la passion. Passion pour les manuscrits dont il devient littéralement amoureux. Passion pour l’être humain derrière le livre qu’il édite. Au premier comme au second, Rodney voudra tout donner, souvent au-delà des ressources dont dispose une maison de la taille de Mémoire d’encrier. C’est si rare et si précieux dans un monde où tant de choses, à commencer par une certaine idée de la «rentabilité», élèvent d’infranchissables murailles entre les humains.

Le roman que vous avez honte d’avoir lu?

Honte, mais à moitié seulement, car je lui dois une partie de ma culture générale de cette époque lointaine, pour ce qui touche à la géopolitique mondiale. Il s’agit de la série des romans d’espionnage «SAS», de Gérard de Villiers. Cela dit, j’aimerais bien voir un seul mordu de la lecture ayant grandi en Afrique francophone dans les années 1980 et 1990 me jeter la première pierre.

Le roman que vous avez honte de ne pas avoir lu?

La servante écarlate, de Margaret Atwood. En quittant la Belgique en 2007 pour Montréal – car c’est à Montréal que j’ai d’abord posé mes valises –, La servante écarlate était, avec Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy, les deux romans d’écrivaines canadiennes qui m’avaient été fortement recommandés. Quinze hivers plus tard, je dois confesser que si j’ai lu le deuxième aussitôt arrivé au Québec, je n’ai toujours pas touché au premier, alors qu’il ne se passe pas six mois sans que quelque chose me rappelle ma procrastination à l’égard de ce grand classique.

Le pays dont vous préférez la littérature?

Je vais devoir tricher et y aller avec un trio qui se détache sans l’ombre d’un doute: les États-Unis d’Amérique, Haïti, ainsi que la Colombie, qui m’a offert un quasi-dieu sous les traits de Gabriel García Márquez.

Le livre ou l’auteur·rice qui fait partie intégrante de l’écrivain que vous êtes devenu?

Sony Labou Tansi, poète, dramaturge, romancier et philosophe natif du Congo-Brazzaville, à qui je rends hommage dans mon dernier roman par le biais de l’intertextualité.

Si vous n’écriviez pas, vous…

Je serais un juriste frustré à qui il manquerait la moitié du cerveau. Mais je serais aussi sans doute un lecteur convaincu qu’il pourrait faire cent fois mieux que cet écrivain encensé par la critique et dont il déteste le style. Écrire, je l’apprends tous les jours, est la plus grande école d’humilité qui s’offre à quiconque rêve de laisser une empreinte en littérature.

Votre personnage fictif préféré?

Probablement Santiago dans Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway. Il y a chez «le vieux» un mélange de force et d’impuissance, de patience et de résignation, de sagesse et de candeur, où semble se cristalliser tout ce qui est requis face à la déveine et à l’acharnement du destin.

Le mot, la devise, l’adage ou l’expression que vous trouvez le plus galvaudé?

«Victimisation». C’est le nouveau bâillon conçu par une droite ultraconservatrice, arrogante et décomplexée, pour faire taire celles et ceux qui usent de leur liberté de parole pour dénoncer les injustices. Cela va des féministes à qui l’on voudrait enseigner le bon féminisme aux minorités jugées coupables de ne plus passer sous silence ce qui a été autrefois toléré, voire simplement banalisé. Chez celles et ceux qui ont galvaudé ce mot, au nom d’un «universel» incantatoire et désincarné, une personne homosexuelle qui dénonce des propos homophobes n’est pas une victime: elle «se pose en victime».

Votre drogue favorite?

Il y en a trois plutôt qu’une: la musique, la musique, puis la musique. Pas un seul de mes livres qui ne porte la charge des rythmes et mélodies au milieu desquels je me lève et me couche de la première à la dernière phrase.

Vous avez peur de…

Laisser mon fils, qui n’a pas encore deux ans, grandir dans un monde où l’incertitude à la fois écologique et civilisationnelle qui point à l’horizon aura accouché du pire, comme cela est déjà arrivé dans le passé.

Votre pire et votre meilleur souvenir d’écriture?

Le pire est probablement à venir – ce qui n’a rien de rassurant –, puisque je n’en garde pas souvenir à ce jour. Quant au meilleur, il renvoie à la naissance de mon fils, à ce poème que j’ai griffonné alors que je le tenais pour la première fois dans mes bras. Il commence comme suit:

Première Aube
Jour Premier
Le plus beau des Ténors
Ne parle pas la langue des mortels
Pas encore
Mais sous ma peau
Dans mes veines
Chante son petit cœur
Plus fort
Que la furie des océans

Lisez-vous les critiques de vos livres? Pourquoi?

Je les lis parce qu’elles disent des choses qui me renseignent sur la manière dont «la rencontre» s’est faite avec «l’autre». En cela, je reste convaincu que lorsqu’elle décortique et raconte mes écrits,
la personne parle autant d’elle-même que de l’auteur que je suis. Inutile d’ajouter que toute considération littéraire mise à part, d’un point de vue strictement humain, une telle expérience est des plus fascinantes.

Y a-t-il une autre manière d’écrire que sous la contrainte?

Même lorsqu’une idée m’arrache à ma routine et disqualifie d’autres projets en cours – ce qui arrive constamment –, l’acte d’écrire demeure chez moi un acte éminemment libre. Sans exercer ma pleine liberté, je ne serais au mieux qu’un mercenaire au service de quelque force étrangère à mon libre arbitre, au pire un forçat. La question m’oblige donc à me demander si, à contrario, je pourrais trouver en moi la capacité d’écrire sous la contrainte. J’ai bien peur que non.

Je voudrais prendre un verre avec quel·le écrivain·e, mort·e ou vif·ve? Pour lui dire quoi?

Avec Sony Labou Tansi, qui nous a quittés en 1994. Je lui confesserais que c’est après avoir constaté que mon rêve d’adolescent d’écrire comme lui était une chimère, que j’ai trouvé ma voix en même temps que ma voie dans le roman. Je lui poserais aussi la question suivante: «Que diable êtes-vous allé chercher dans l’arène politique, vous le poète solaire qui en décriviez si puissamment les chausse-trappes pour l’esprit et pour l’âme?»

L’écrivain·e dont vous êtes jaloux…

J’ai du mal à concevoir la jalousie dans le regard que je porte sur les écrivains, peu importe leur sexe. Un tel sentiment ne peut naître que de la reconnaissance par moi du génie d’autrui. Or, où se trouve le génie d’un créateur ou d’une créatrice, si ce n’est dans son œuvre? Pour quelqu’un qui se nourrit de quête et de littérature, ces hommes et femmes qui déploient leurs imaginaires pour le régal de mon esprit ne méritent de ma part qu’une infinie gratitude – je le dis en toute sincérité. Je me souviens cependant, alors que le bel accueil réservé à mon premier roman me procurait une certaine assurance, avoir eu le tournis à la lecture du roman Manhattan blues, de Jean-Claude Charles, écrivain d’origine haïtienne décédé en 2008. Une vraie claque qui m’a fichu une blessure d’égo que je me remémorerai toujours. Je vous parle de ce moment où tu refermes un livre et où tu te dis: «Jamais je ne serai capable d’écrire quelque chose d’aussi magnifique!» Si tant d’admiration peut être assimilée à de la jalousie, alors j’aurai été, sur ce roman devenu un de mes livres de chevet, la jalousie incarnée à l’égard de Jean-Claude Charles.

Que lira-t-on sur votre épitaphe?

«Parce que chaque silence nous tue jusqu’au dernier mot, j’ai tenté d’y échapper.»

Qu’avez-vous à dire pour votre défense?

Vous auriez dû m’imiter et vous méfier de moi, l’inconnu qui se nourrit de questions, jamais de certitudes.

Quel·les auteur·rices vous ont le plus inspiré dans votre propre écriture?

Je ne saurais dire ce qui dans mon écriture leur est dû, mais il est indéniable que Sony Labou Tansi, Gabriel García Márquez, Fiodor Dostoïevski, Valentin-Yves Mudimbe, Tierno Monénembo, Mariama Bâ, Ahmadou Kourouma, Yasmina Khadra, Chinua Achebe et Émile Zola ont forgé tôt ma manière imparfaite d’aborder le roman. Si vous pensez que cela fait beaucoup de monde, laissez-moi vous confesser que chacun des écrivains et écrivaines que j’ai lu·es a déposé au fond de moi un peu de son art, de ses mondes, certains plus que d’autres, cela va de soi.

Aimeriez-vous écrire pour le cinéma ou le théâtre, un jour?

J’ai été associé à l’écriture du scénario pour l’adaptation cinématographique de mon premier roman J’irai danser sur la tombe de Senghor. Une expérience d’apprentissage que je dois à un maître du genre, le réalisateur algéro-français Rachid Bouchareb, qui a réalisé notamment le film Indigènes (Palme d’Or à Cannes en 2006). À une époque lointaine, j’ai écrit des pièces de théâtre, des textes dont je n’ai malheureusement pas conservé la moindre trace. Si l’adage «qui a bu boira» dit vrai, c’est une expérience qui risque de se renouveler.

Avez-vous un rituel d’écriture? Écrivez-vous le matin, le soir, la nuit? Dans un bureau, dans le salon?

J’ai horreur de tout ce qui rime avec carcan, et dans mon esprit, l’idée du rituel n’y échappe pas. J’écris partout où l’envie me prend, la seule discipline que je m’impose étant d’ordre éthique, à savoir ne jamais céder au démon de la création pendant mes heures de travail dans la fonction publique. Hors de ce cadre, je revendique une liberté radicale, dussé-je pour cela céder le volant à une copilote pour, le temps d’un Ottawa-Chicago, comme ce fut le cas en 2013, amorcer l’écriture d’un nouveau chapitre qui ne saurait attendre l’arrivée à destination.

Deux livres que vous avez lus et qui vous ont marqué depuis le début de cette année?

De la Rwando-Française Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés (Autrement, 2019) et de la Franco-Américaine Jennifer Richard, Il est à toi ce beau pays (Albin Michel, 2018). Deux romans poignants, deux œuvres majeures signées par deux grandes écrivaines que j’aurais aimé découvrir plus tôt. Je les recommande vivement aux lecteurs et aux lectrices.

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