Aller au contenu principal

Écrire comme résister

Dossier

J’ai fouillé dans les chemises de couleur de mon secrétaire où j’ai pris l’habitude ces dernières années de ranger des retailles de textes. Je cherchais des idées en lien avec l’écriture… et l’Ontario français. Au-dessus de ce meuble, des photos en noir et blanc du poète Robert Dickson, tenant un panache d’orignal sur sa tête, et de Patrice Desbiens, déguisé en homme invisible, personnage principal d’un récit poétique autofictionnel1. Dickson, anglophone de naissance, Franco-Ontarien d’adoption, est devenu l’un des piliers du mouvement artistique des années 1970, à Sudbury, dans le Nord de l’Ontario. L’«homme invisible» de Desbiens, pour sa part bilingue de naissance, représente une figure du Franco-Ontarien en quête d’identité, errant entre l’Ontario et le Québec:

L’homme invisible est né à Timmins en Ontario. Il est Franco-Ontarien.
The invisible man was born in Timmins, Ontario. He is French-Canadian.

Née à la fin des années 1980, j’ai vécu mon enfance à Kapuskasing, une ville composée majoritairement de francophones, dans le Nord-Est ontarien, non loin de Timmins. Là-bas, je parlais et vivais en français, «sans m’en rendre compte». Contrairement à Desbiens et à l’homme invisible, je ne suis pas bilingue de naissance, même si j’ai appris à me débrouiller en anglais assez tôt. Mon père étant originaire du Bas-Saint-Laurent, ma mère d’un petit patelin francophone du Nord, les «deux solitudes» étaient, pour moi, ce décalage existant entre les Québécois et les francophones du Nord de l’Ontario. À vrai dire, j’en connaissais beaucoup plus sur le Québec que sur l’Ontario français, pour différentes raisons, dont le système d’éducation ontarien de l’époque. À l’aube de ma vingtaine, j’ai fait la découverte de la poésie de Desbiens. C’est alors que j’ai commencé à comprendre ce que c’était vraiment que d’être francophone en Ontario et de vivre en contexte minoritaire…

C’est dans la région de Sudbury, communément appelée le «Nouvel-Ontario», que j’ai été témoin de la vitalité et de la richesse de ma communauté francophone d’adoption, qui tentait tant bien que mal de prendre sa place. Inscrite au programme de lettres françaises à l’Université Laurentienne, je plongeais tête première dans une variété d’œuvres du répertoire artistique et culturel franco-ontarien (par exemple, en poésie, en théâtre), dont plusieurs avaient vu le jour dans le Nouvel-Ontario des années 1970. Grâce aux mots de Desbiens, de Dickson, mais aussi d’André Paiement, de Jean Marc Dalpé, de Marguerite Andersen, de Michel Dallaire, je prenais conscience des réalités et des enjeux des francophones en milieu minoritaire.

Cette ouverture à «l’Autre» m’a ainsi permis de m’interroger sur l’identité, la langue (orale ou écrite), l’écriture et le territoire. Alors que je me consacrais plus sérieusement à mes projets de création littéraire, il m’est apparu naturel que ma poésie soit imprégnée d’une communauté grâce à laquelle j’avais connu un éveil identitaire. Comme elle m’avait portée pendant des années, je m’étais dit que je porterais son drapeau avec l’aide de mes mots.

J’évoque cette «période sudburoise» dans mon recueil de poésie Premier quart (Prise de parole, 2019), qui a pris naissance en 2008, soit l’année où je quittais Sudbury afin de poursuivre des études supérieures à l’Université d’Ottawa. Les trois premières sections évoquent notamment les difficultés d’être francophone, aujourd’hui, qu’on soit à Sudbury, à Ottawa ou ailleurs au Canada. Viennent s’y greffer l’identité franco-ontarienne, l’identité féminine et l’identité nordique.

Pendant une quinzaine d’années, j’ai multiplié les voyages en Ontario, au Québec et dans l’Est du Canada, comme à l’extérieur du pays. Les rencontres et les échanges (linguistiques, culturels,etc.) qui en ont découlé ont alimenté mon écriture. La pandémie ayant freiné la plupart de mes allers-retours, je me contente d’errer, pour l’instant, avec mon iPhone, dans les rues d’Ottawa, lieux où se côtoient l’anglais et le français ainsi que d’autres langues et cultures.

Les sections «Clairs-obscurs» et «Je serai» de Premier quart abordent d’ailleurs des identités plurielles, malléables, qui oscillent entre différents territoires et réalités. En relisant les derniers poèmes qui composent ce recueil, je me rends compte que j’avais, sans le savoir, ouvert la porte à des thématiques plus universelles (l’amour, les voyages, les identités plurielles, l’altérité), qui occupent aujourd’hui une place importante dans ma poésie. Alors que j’ai parfois l’impression que je n’écrirai plus de textes poétiques ancrés en Ontario français, puisque le simple fait de prendre la plume et de publier en français en Ontario est une forme de résistance, je ne peux faire autrement que de marteler mes mots pour réagir aux événements qui continuent de secouer la communauté franco-ontarienne.

Le jeudi 15 novembre 2018, l’Ontario français est plongé dans une crise politico-linguistique alors que le financement du projet d’Université de l’Ontario français est aboli, en même temps que le Commissariat aux services en français de l’Ontario est supprimé par le gouvernement conservateur de Doug Ford. Ce dernier finira par faire marche arrière, après l’importante mobilisation de la communauté franco-ontarienne et l’organisation de la Résistance, avec l’appui de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO). Quelque trente-sept poètes franco-canadiens, dont je fais partie, se sont aussi rassemblés afin de dénoncer les coupures du gouvernement de Ford2.

Le lundi 12avril 2021, la communauté franco-ontarienne, à peine remise du traumatisme collectif de 2018, reçoit un autre coup dur: soixante-neuf programmes de mon alma mater, dont vingt-huit en français, sont éliminés. Des suppressions qui auront inévitablement des impacts négatifs sur l’éducation postsecondaire en français, dans le Nord de l’Ontario, mais aussi à l’échelle de la province. Cette récente crise permettra, je l’espère, à plusieurs Franco-Ontarien·nes de reprendre conscience des défis de la communauté, de croire en sa parole, de la faire entendre3. Certain·es choisiront de se mobiliser de nouveau, alors que d’autres feront preuve de créativité, se permettront de rêver et mettront enfin sur pied une université autonome, entièrement francophone, pendant que d’autres continueront de prendre la plume afin d’éviter «que flotte/à jamais en berne/un drapeau» et que la communauté «s’envelopp[e] /d’un avenir/esclave/de son passé4».

 


Véronique Sylvain habite à Ottawa, où elle a terminé une maîtrise en lettres françaises sur les représentations du Nord dans la poésie franco-ontarienne. Ses poèmes ont paru dans les revues À ciel ouvert, Ancrages, Zinc et dans le recueil collectif Poèmes de la résistance (Prise de parole, 2019). Son premier recueil, Premier quart (Prise de parole, 2019), lui a permis de remporter le Prix de poésie Trillium, le Prix du livre d’Ottawa, en 2020, et le prix Champlain 2021. Véronique Sylvain occupe le poste de responsable de la promotion et des communications aux Éditions David depuis 2014.

  • 1. Patrice Desbiens, L’homme invisible/The Invisible Man, Sudbury, Prise de parole, 1981.
  • 2. Andrée Lacelle (dir.), Poèmes de la résistance, Sudbury, Prise de parole, 2019.
  • 3. Véronique Sylvain, «Elle et l’autre» dans Poèmes de la résistance.
  • 4. Ibid.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF