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Échec aux pions

Près de sept ans après la réjouissante noirceur de Variétés Delphi, Nicolas Chalifour extirpe son inoubliable «aidant naturel au malheur» des limbes romanesques et le ressuscite dans une Lisbonne assiégée par la plaie internationale du tourisme.

Thématique·s
Roman

Près de sept ans après la réjouissante noirceur de Variétés Delphi, Nicolas Chalifour extirpe son inoubliable «aidant naturel au malheur» des limbes romanesques et le ressuscite dans une Lisbonne assiégée par la plaie internationale du tourisme.

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Gravement sous-estimé dans le paysage des lettres québé-coises, Chalifour travaille patiemment à une œuvre caustique, maniant l’ironie et l’art de la saillie avec l’esprit des sati-ristes à la plume acérée. Sans trop en révéler pour ceux qui souhaiteraient lire l’excellent Variétés Delphi, résumons toutefois que celui-ci exposait la vengeance pour partie arbitraire d’un serveur du manoir Richelieu. Profondément déçu par ses propres résultats au dangereux jeu de la vie, Antoine s’y employait à pourrir l’existence des autres avec le même talent qu’il avait mis à saccager la sienne. Même s’il versait assez fort dans la déchéance, ce sombre livre avait quelque chose de profondément jouissif dans la malfaisance ciblée qu’il déchaînait sur les mailles gangrenées du tissu social. Or, du justicier, Antoine n’avait que l’apparence, puisque son propre comportement était loin d’être irréprochable. Dans Vol DC-408, on le retrouve coulant des jours un peu plus insouciants dans la mystérieuse capitale portugaise, trompeusement libéré par la distance de ses devoirs familiaux. Par un jeu de narration, ses mésaventures lisboètes nous parviennent par l’entremise de cahiers griffonnés frénétiquement, qui nous sont eux-mêmes rapportés par un étrange narrateur qui les aurait reçus par erreur. Débute dès lors un travestissement constant du récit, provoqué par la fiabilité douteuse de nos sources, soit délirantes, soit parcellaires,
soit voilées.

Double dédale

Je suis convaincu qu’en tentant de dire vrai, on ne fait qu’inventer, détourner et tout confondre pour n’en arriver, finalement, qu’à mentir avec un peu plus d’application que d’habitude.

Loin d’être un roman carte postale comme il s’en fait tant, le troisième livre de Chalifour est une chevauchée effrénée et hallucinatoire qui nous entraîne tant parmi les rues de Lisbonne, étroites, pentues et à la disposition fantaisiste, que dans les méandres coupe-gorge d’un cerveau inventif qui déraille avec fracas. S’il est parfois question d’azulejos, de saudade et de fado, c’est toujours avec la finesse de qui s’est donné la peine de voir plus loin que les entrées des guides touristiques:

Son corps oscille lentement dans la pénombre de la salle enfumée. En la regardant, Antoine ressent son labeur, l’ampleur de ses efforts et, malgré la douceur de leur fruit, quelque chose comme de la souffrance. Il a l’impression d’assister à une difficile métamorphose, espèce d’éclosion, de lent déchirement des fibres d’un cocon. Ça pourrait aussi être une très belle agonie, une mort lente, élégante, presque enviable.

Chasse touristique

Poussé par une curiosité maladive, Antoine traque des personnages qui semblent évadés du roman qu’il s’efforce d’écrire, comme si Pessoa avait perdu de son vivant le cadenas qui maintenait clos la «malle pleine de gens», l’empêchant d’être tout à la fois Alvarro de Campos, Ricardo Reis, Alberto Caeiro et consort. C’est d’ailleurs en filant un chauve et sa blonde compagne, un Anglais galonné et une somptueuse brunette lisboète ayant égaré ses clés qu’il rencontrera une hétérodoxe bande de semi-clochards engagés dans un combat secret et sans merci contre l’envahissement progressif de la ville par les touristes en goguette et les chaînes d’hôtellerie. On sort alors du domaine de Patrice Lessard (le plus portugais des Québécois) pour ressortir à l’autre bout du tunnel chez John Irving. Si la folle compagnie du nain Reis, draguée des fonds de l’Histoire, ne comprend pas de lions, elle recèle cependant assez d’énergumènes pour concurrencer n’importe quel cirque itinérant se produisant entre Le monde selon Garp et L’avenue des mystères.

Ayant quelque peu perdu pied avec la réalité depuis qu’il s’automé-dicamente, Antoine participe à des attentats de moins en moins poétiques jusqu’à ce que le drame mette fin à la divertissante bouffonnerie. Malgré quelques longueurs, une fin un peu relâchée et la répétition de motifs et de thèmes narratifs déjà présents dans Variétés Delphi, Vol DC-408 demeure un bon roman. Sauvé par son esprit et son style, il se renouvelle suffisamment en allant faire prendre l’air à Antoine hors du Québec. Avec un point de vue pertinent et une réflexion juste sur les changements qui grugent les grandes villes patrimoniales du monde entier, il sonde la bassesse, la désinvolture et la lâcheté, trois des grandes tares du monde moderne. Face à la croisière destructrice, à l’abrutissement comme loisir et à la domination de la cour d’école par les cancres, Chalifour, s’il est un espoir, a dans l’idée qu’il pourrait bien résider chez les fous et les déshérités, qui savent «qu’il est toujours trop tard pour gagner, que tout est nécessairement foutu et qu’il faudra recommencer les choses, s’inventer de nouveaux combats, faire de meilleures histoires…». ♦

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Nicolas Chalifour
Montréal, Héliotrope
2019, 294 p., 22.95 $