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«Échafauder une suite à la mort»

«Échafauder une suite à la mort»

Prolongeant Les villes de papier (Alto, 2018), Les ombres blanches apparaît comme une méditation d’une rare profondeur sur les liens ambivalents qui unissent la littérature et la vie.

Roman

Prolongeant Les villes de papier (Alto, 2018), Les ombres blanches apparaît comme une méditation d’une rare profondeur sur les liens ambivalents qui unissent la littérature et la vie.

Dominique Fortier reprend l’histoire là où elle l’avait laissée à la fin de son œuvre précédente, c’est-à-dire à la mort d’Emily Dickinson, le 15 mai 1886. L’écrivaine retrouve ainsi la bourgade d’Amherst et son quotidien répétitif, lié au rythme des saisons, qu’elle affectionne parce qu’il répond à son désir secret d’«arrêter le temps».

(Sur)vivre

La fiction est construite autour de quatre personnages: Lavinia, sœur d’Emily, Susan, amie de la défunte et femme de son frère Austin, Mabel, maîtresse de ce dernier, et la jeune Millicent, fille de Mabel. Pour elles, il s’agit de «continuer à vivre» après le décès de la poète. Lavinia doit apprivoiser le silence de la grande maison où elle vit isolée depuis la disparition de sa sœur et de ses parents. Susan affronte quant à elle les deuils que ravive cette tragédie (la mort de son fils Gilbert, l’échec de son mariage) et s’interroge douloureusement: «Qu’a-t-elle fait du poème de sa vie?» Mabel s’empare des textes d’Emily pour en réaliser l’édition complète. Millicent, la seule à n’avoir jamais été en contact avec la célèbre recluse, la découvre à travers ses écrits et prend sa suite: comme Emily, elle écoute les voix de la nature, «voit ce qui échappe aux autres» et apprend à cohabiter avec les fantômes.

Le livre présente donc quatre destins de femmes d’âges divers qui se soustraient aux stéréotypes dans lesquels on pourrait les enfermer:

Elles ont commencé à se déplacer imperceptiblement, puis d’un pas plus assuré, s’éloignant ou se rapprochant l’une de l’autre, une danse que je n’avais pas ordonnée et dont je ne connais pas encore la musique.

Avec beaucoup d’humour et de force, Lavinia apprend à jouir de la «troisième saison» qui lui est accordée. Susan, pour sa part, surmonte sa mélancolie en se rapprochant de Millicent, la fille de sa rivale, qu’elle aurait toutes les raisons de détester, mais avec qui elle a la littérature en partage. Grâce aux poèmes d’Emily, Mabel, enfin, se met au service d’une entreprise qui la dépasse. Ce faisant, elle découvre une sororité qui lui permet, dans un monde dominé par le désir masculin, de briller ailleurs que dans le regard des autres.

Dans ce récit en forme de courtepointe où les transitions entre les protagonistes s’accomplissent de manière fluide, on retrouve avec bonheur l’écriture de Fortier, voix singulière de la littérature québécoise. Grâce à un style sobre, mais ouvert aux fulgurances de l’image poétique, le sens est suggéré et non imposé: comme dans les poèmes de Dickinson, il appartient à moitié à celui ou celle qui lit.

La rencontre de deux absences

Insituable sur le plan du genre, comme l’était déjà Les villes de papier, Les ombres blanches tisse roman, autobiographie, méditation philosophique et essai littéraire. De fait, le livre n’est pas seulement l’histoire d’un deuil: il retrace aussi la naissance d’une œuvre.

Naissance miraculeuse, d’abord: profitant d’une omission de sa sœur, qui n’a pas inclus ses poèmes parmi les papiers à détruire après sa mort, Lavinia choisit de les sauver et de les publier.

Naissance contrariée, ensuite, parce que l’établissement du texte est confié à Mabel, parfaite antithèse d’Emily, et piloté par l’éditeur Thomas Higginson. Incarnant les préjugés littéraires et misogynes de son temps, ce dernier impose des transformations majeures: suppression des tirets, des majuscules et des «crimes de lèse-grammaire» qui font des poèmes de Dickinson «un tout petit pays étranger».

Dans le malentendu, l’œuvre advient pourtant et s’affirme non pas comme le fruit d’un génie isolé, mais comme une entreprise collective. Le partage accompli dans le travail d’édition se prolonge dans l’acte de lecture, révélé grâce au personnage de Millicent, intime d’Emily par-delà la mort, comme la rencontre de deux absences.

Dominique Fortier se refuse à glorifier le geste de création littéraire. Elle en montre même les failles et les motivations inavouées: il se pourrait que, par la fiction, certains êtres multiplient les existences «parce qu’ils n’ont pas le talent nécessaire pour en vivre une seule correctement». De plus, comme le pressent Susan, la littérature a partie liée avec le néant:

[O]n n’écrirait pas si on ne mourait pas. Les livres sont le signe de la mort, comme le phare annonce un écueil; dans les deux cas, une lumière dont on voudrait se passer.

Pourtant, la littérature peut aussi nous aider – et Les ombres blanches en fournit une preuve éclatante – à «échafauder une suite à la mort».

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Dominique Fortier
Québec, Alto
2022, 248 p., 25.95 $