Aller au contenu principal

Devant

Nouvelle
Thématique·s

Le prof nous raconte le parcours de Camus et ça me donne envie de sauter par la fenêtre.

Comment peut-il nous parler de l’absurde, à nous?

À nous!

Je lève la main. Je demande, en pleine classe: Vous ne trouvez pas, monsieur, que notre génération vit l’absurde de l’absurde, le pire de l’absurde?

— Qu’est-ce qui te fait dire cela, Mattea?
— Franchement, c’est évident! Les autres, vous n’êtes pas d’accord avec moi?
Des têtes acquiescent.
— Je sais bien qu’il y a eu toutes ces guerres dans l’histoire, et tous ces dictateurs,
et tous ces morts, mais vraiment, vous ne saisissez pas? Vous ne voyez pas?
— Explique-toi, répond le prof.
— Ça n’a aucun sens! Vous ne comprenez pas de quoi il s’agit?

Je l’ai crié. Ouais, j’ai fait ça dans la classe, trop énervée. Je sors en courant et je me réfugie aux toilettes. Assise sur le siège pour avoir la paix, je ne veux plus bouger de là. À la pause, les filles entrent dans la salle de bain sans remarquer que j’y suis. Leurs commentaires fusent: elle n’avait pas l’air en forme, Mattea. Pourtant elle a raison, soupire Évelyne. Moi, ajoute Coralie, j’ai entendu le prof dire à la prof d’anglais, c’est l’adolescence, vous savez… L’avez-vous vue? demande Val.

J’ouvre la porte. Tout le monde sursaute. Ça va? Non! Je hurle, maintenant. Mon amie Val vient me serrer dans ses bras et me chuchote Ça va aller dans l’oreille.
Je me détache et demande à tout le monde, emportée: Tuer, c’est un crime? Oui… répondent les filles.

— Est-ce qu’on établit que c’est un crime ou pas, selon le temps que ça prend pour que la victime meure?

Les filles me regardent, sans comprendre. Un petit groupe au fond me balance: On sait ce que t’as à dire. Je me dirige vers l’extérieur et décide de chercher le prof. Val me suit. Elle s’inquiète pour moi, j’en suis certaine. Je file vers la classe: il ne s’y trouve pas. Je me rends au bout du corridor, la porte de son bureau est ouverte, j’entre: personne. Je ressors. Val m’attrape par le bras, plonge ses yeux dans mes yeux, me dit: Stop. Respire. Je respire, sans la lâcher du regard.

— Qu’est-ce qui se passe? demande-t-elle doucement.
— Camus.
— Qu’est-ce qu’il a, Camus?
— L’écrivain… qui dénonce.
— Oui?
— Qui critique, commente, agit… Le prof n’arrête pas de vanter son action.
— T’as pas aimé le texte qu’on a lu?
— Ça me rend folle!
— Pourquoi?
— Il a résisté, il a écrit, il s’est impliqué… Et nous? Et nous!
— On essaie…
— Penses-tu vraiment que ce n’est pas important, ce qui nous arrive?
— Plus que grave.
— La planète est à bout!

Le prof apparaît au bout du couloir. Il marche tranquillement vers son bureau,
me sourit et s’arrête: Mattea, dis-moi, j’aimerais bien savoir ce que tu voulais exprimer.

— Pourquoi nous, on ne nous écoute pas? Vous pensez vraiment que c’est moins important? Vous considérez Camus comme un grand intellectuel, vous admirez son engagement…
— Qu’est-ce qui te manque, Mattea?
— Qu’on prenne conscience et qu’on agisse! Là! CETTE année!
— À qui veux-tu parler?
— À tout le monde!!!
— Pour dire quoi?
— ASSASSINS!

Val entoure mes épaules de son bras gauche et me serre contre elle. Le prof reste sans voix. Bien sûr, il croit que je fais une crise de nerfs. Il va me suggérer de me calmer. Me demander si je souhaite voir le psychologue de l’école. La directrice va appeler mes parents. Franchement, en quatrième secondaire, aviser mes parents. Appelez donc le premier ministre. Alertez les journalistes et les chaînes de télé. Je vais leur annoncer une grande nouvelle. Nous sommes tous des assassins. Car tuer est un crime. Qu’est-ce qu’on a fait, hein? Qu’est-ce qu’on a fait de mal?

Je me tourne vers Val et lui déclare qu’au fond, je l’aime beaucoup, ce Camus. Le prof reste interloqué. Camus dénonce, dis-je. Et il propose des solutions en plus. Comment il formule son idée, déjà? «Je me révolte donc nous sommes»? Le prof tente de m’amadouer, de me faire parler, d’être mon ami. Je le trouve pathétique. Comme si nous n’avions pas déjà fait mille projets sur l’environnement pour dire haut et fort ce que nous pensons et voulons, en sciences, en français l’année dernière, dans le cours d’éthique cet automne, et puis tant de fois depuis l’école primaire. Il nous reste quoi, la grève de la faim? Tous les ados du pays?

— Ça fait tellement longtemps qu’on sait comment remédier à la situation, les actions à entreprendre, et les plus importants joueurs ne bougent pas. Ils font semblant.
Et monsieur Tout-le-Monde: même chose.
— Vas-tu finir par me dire ton idée, Mattea?
— Parce qu’il faut le répéter? À vous, monsieur?

J’éclate de rire. Allons-y. Je plonge. Car lui est en train de se noyer:

— Quel est notre principal problème en ce moment, monsieur?
— Il y en a tant!
— Le pire.
— Les guerres, la pauvreté, les discriminations, l’exploitation…
Il n’y arrivera pas. Pour lui, c’est un enjeu parmi d’autres. Val essaie de l’aider un peu. La générosité la caractérise.
— Monsieur, interroge-t-elle, où vivons-nous?
— Dans la partie la plus riche du monde.

Elle lève les yeux au ciel. Plusieurs élèves se sont approchés peu à peu et encerclent notre trio. Ils écoutent, sourire aux lèvres. Eux aussi attendent que le prof trouve enfin la bonne réponse. Mais la pause se termine. Il me regarde toujours, n’a pas bougé d’un poil, se racle la gorge et lance: Allons-y, retournons en classe! Je suis découragée. Je m’interroge, j’ai vraiment un profond désir de sortir de l’école pour de bon. Val me devine, me tire par la manche:

— Viens, tu as une grande tâche à accomplir encore aujourd’hui.

Dans notre local, le prof s’avance au tableau pour écrire les trois titres dont il nous parlait avant la pause:

L’étranger
La peste
L’homme révolté

Il se retourne, nous demande de choisir un sujet, un thème, quelque chose qui nous dérange dans notre société, et d’écrire les raisons de notre malaise dans un paragraphe de deux cent cinquante mots. J’inscris immédiatement, en haut de ma feuille: La femme révoltée. Je ne veux pas regarder le prof. Il se sent tellement fier de son idée. Il n’a pas réussi à trouver mieux. Alors je me rebelle et je décide de refuser les phrases complètes. J’écris, en grosses lettres majuscules:

ASSASSINS =TUEURS
POLLUEURS =TUEURS
NOUS SOMMES TOUS DES POLLUEURS
DONC?

Lorsqu’il passe près de moi, je dissimule ma feuille et reprends mes notes pour y ajouter les trois titres de Camus. Dès qu’il a dépassé ma table, je saisis mon téléphone et cherche sur Google: Albert Camus. Lecture rapide des premières lignes, puis je tape: L’homme révolté.

Je sursaute en découvrant un extrait des discours de Suède, prononcés à l’occasion de son prix Nobel de littérature. Je lis et j’enrage, car il a bien dit, c’est fameux non, que chaque génération «se croit vouée à refaire le monde», mais que la sienne doit surtout empêcher «que le monde se défasse 1». Val me regarde du coin de l’œil: C’est débile, que je lui chuchote en lui montrant la citation. Nous, on n’arrête pas de le répéter. Des centaines, des milliers de scientifiques le clament, expliquent, présentent les preuves, les médias relaient tout cela. Je fulmine. Je lève la main. «Oui?» demande le prof depuis le fond de la classe où il est rendu dans sa promenade entre nos bureaux. Je me retourne et, finalement, mon instinct me pousse à me mettre debout.

— Que diriez-vous si, demain matin, toute utilisation des énergies fossiles était interdite? Autant pour l’industrie que pour les individus?
— Oh!
— Et qu’une loi empêche la surconsommation.
— Difficile à établir.
— Et l’utilisation des plastiques.
— Et la déforestation! ajoute Val.
— Que proposez-vous, mesdemoiselles?
— Notre mode de vie détruit nos ressources, le milieu même dont nous avons besoin pour vivre, dis-je.
— En effet, répond le prof, gravement.
— Moi, je trouve que ça ressemble à un bébé en train de téter sa mère, mais qui s’apprête à lui trancher le sein. En fait, qui est en train de le trancher.
— Arkkk! s’exclame la fille devant moi.
— C’est ça.

Je vois le prof crisper les mâchoires, chercher une manière de faire face à la situation. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ce que je dis est aussi crucial que les affirmations de Camus à son époque. Et même encore plus.

— Ça fait longtemps, monsieur, que ma génération réclame un avenir. Et puis, désolée, mais il y a des tas de gens bien plus vieux que vous, et ce, depuis avant même votre naissance, qui se tuent à expliquer à tout le monde que nous devons cesser de polluer et de surexploiter nos ressources: la Terre est épuisée.

Après un silence, je demande brusquement: Vous, est-ce qu’il vous inspire, Camus?

Toute la classe tourne les yeux vers le prof pour voir sa réaction. Je crois qu’il va me mettre à la porte. Je reste debout. Val m’envoie des encouragements avec ses mains. Je prends ma feuille et la dépose sur le bureau du prof. Je m’apprête à sortir, je n’en peux plus, j’en ai ras le bol de répéter des évidences. Val me lance, bien haut: Je me révolte, donc nous sommes! Je me fige.

Un grand calme m’envahit. Lentement, je reviens sur mes pas et regarde la classe. Nous sommes. Voilà.

— Qu’est-ce que ça va leur prendre pour qu’ils agissent, les adultes? Ils attendent qu’on pose des bombes?

 


Joanne Rochette a écrit les romans Vents salés (VLB, 2011), Quartz (Mémoire d’encrier, 2014) et Le rire de García (L’instant même, 2020 – également traduit en espagnol). Titulaire d’une maîtrise en histoire, elle a enseigné une vingtaine d’années au collégial et travaillé aussi en cinéma documentaire. Son recueil de nouvelles, Les crues, paraît à L’instant même en septembre 2022.

  • 1. «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.» Albert Camus, «Discours du 10 décembre 1957 (discours du banquet Nobel)», prononcé à l’Hôtel de Ville de Stockholm, Discours de Suède, Paris, Gallimard, 1958.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF