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Détricoter les genres littéraires

Détricoter les genres littéraires

Propos recueillis par Alex Noël

Entretien

Propos recueillis par Alex Noël

Alex Noël: Dans son introduction au présent dossier, Sophie Létourneau nous rappelle qu’il y a eu un long silence sur la non-fiction au Québec. De ton côté, à quel moment as-tu commencé à prendre connaissance des écritures du réel?

Daoud Najm: En 2001, alors que je commence des études de littérature française à l’Université de Montréal,
je n’ai aucune idée de ce que sont ces écritures du réel. Personne (ou presque) n’en parle alors. On nous enseigne le roman, l’essai, la poésie et le théâtre, et dans ce cursus somme toute classique, très peu d’heures sont consacrées aux œuvres qui entrecroisent les genres. La littérature contemporaine est pourtant une exception, où je découvre, emballé, l’autofiction, c’est-à-dire cette chose tout à la fois fabuleuse (l’irruption du réel dans le livre) et effrayante (l’irruption du livre dans le réel). S’il est question d’autofiction pendant plusieurs années, le terme se démode bien vite; très peu s’en réclament aujourd’hui. Je pense que c’est par des lectures américaines, notamment par l’œuvre de Joan Didion, que j’ai commencé à m’intéresser à ces écritures du réel et à découvrir une littérature qui, à ma grande joie, ne répondait pas à ce que j’avais étudié.

AN: Alors qu’aujourd’hui on publie plusieurs œuvres non fictionnelles, qu’est-ce qui t’étonne dans la façon qu’elles ont de s’inscrire dans le champ littéraire?

DN: Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est que ces œuvres qui existent bel et bien dans notre littérature sont rarement présentées comme telles, c’est-à-dire comme des textes de littérature qui ne sont ni des romans ni des essais.

AN: Nous sommes en effet plusieurs à avoir remarqué cette invisibilisation de la non-fiction au Québec, mais nous avançons différentes raisons pour l’expliquer. Quelle serait ton hypothèse?

DN: Cette invisibilisation serait peut-être liée à l’écosystème du marché du livre québécois, qui, face à un lectorat somme toute restreint, pour des raisons strictement pécuniaires, ne peut se permettre de multiplier les catégories commerciales de mise en vente. On pourrait aussi supputer que la grande majorité des maisons d’édition québécoises sont encore tributaires d’une conception franco-française (pour ne pas dire coloniale) de la littérature, ce qui n’est pas faux, et reproduisent les schèmes et les découpages des maisons parisiennes, dont le discours littéraire ne reconnaît pas cette «catégorie» d’écriture. On pourrait, sur la même lancée, avancer que les maisons d’ici sont dirigées par des éditrices et des éditeurs qui, tout comme moi, ont été formé·es dans des départements de littérature où quatre genres bien distincts étaient mis de l’avant.

AN: De fait, la plupart des œuvres de non-fiction en prose sont présentées à tort comme des romans. Qu’est-ce qui expliquerait que le mot «roman» soit devenu une sorte de fourre-tout dans lequel on tente de faire entrer la non-fiction?

DN: C’est surtout dans la conception même du roman, dans l’idée supposée de sa gloire, et sans doute dans la peur de son déclin qui mettrait à mal certains systèmes de domination, que repose l’une des clés pour comprendre la présence (ou encore la dissimulation) de ces littératures du réel au sein de nos maisons d’édition. Les images de marque déterminées (le branding), la réception et l’institutionnalisation du roman au Québec (comme en France et dans bien d’autres contrées) sont à mes yeux ce qui perpétue une certaine idée du «standing» du roman, ce genre «majeur», et, par ricochet, conduit à récupérer ces écritures hybrides qui, à les lire de près, se refusent à bien des étiquettes.

Najm

AN: Quels exemples te viennent spontanément en tête?

DN: Je n’en citerai que deux. En 2020, Sophie Létourneau publie Chasse à l’homme à La Peuplade, un livre qui porte la marque générique «récit». Dans le papier du 7 mars 2020 que lui consacre Christian Desmeules dans Le Devoir, et bien qu’il y soit question de la relation de la littérature au réel et d’une «autofiction assumée», le mot de roman revient cinq fois au cours de l’article pour traiter de ce livre. La même année, Chasse à l’homme remporte le Prix du Gouverneur général dans la catégorie «Romans et nouvelles». Toujours en 2020 paraît, chez Remue-ménage, Là où je me terre de Caroline Dawson. Ce récit, une suite de vignettes autobiographiques qui obtient un franc succès populaire, n’a rien d’un roman1, mais en porte la marque générique et est «publicisé» comme tel.

AN: Quelles questions cet étiquetage pose-t-il sur notre façon d’accueillir ces œuvres?

DN: Qu’abandonne-t-on (et qui abandonne-t-on?) quand on se refuse au roman? À qui (à quoi) sert la marque du roman? Le roman serait-il synonyme d’histoire racontée? Et pourquoi, si l’on prend l’exemple des États-Unis ou encore de l’Angleterre, les catégories (memoir, nonfiction, creative nonfiction) sont-elles plus à même de rendre compte d’une diversité de pratiques, alors que le roman (ou encore la disparition de la marque générique, ce qui n’est pas si mal) semble être notre seule façon d’appréhender les littératures du réel?

AN: Quand on parle de non-fiction, il ne faut pas avoir en tête uniquement le format livre, ne serait-ce que parce qu’il y a eu d’abord plusieurs textes non fictionnels qui se sont publiés en revue. En tant qu’ancien directeur de Spirale, as-tu l’impression que les revues ont été une sorte de laboratoire de cette vague de non-fiction que l’on voit présentement dans les maisons d’édition?

DN: Je pense que si les revues accueillent ce genre de textes, c’est qu’il n’y a pas un espace à proprement parler qui leur soit dédié. Au Québec, à ma connaissance, la grande tendance des maisons d’édition, devant les textes non fictionnels, est de vouloir les faire entrer dans l’une de leurs collections ou dans la catégorie essai ou roman. Cela a nécessairement pour effet de transformer les textes (pensons à un reportage que l’on tente de déguiser en essai) et d’effacer pour ainsi dire leur spécificité. Il n’y a pas une maison d’édition que je connais qui se targue de publier des reportages littéraires. Très peu de maisons se refusent aux marques génériques. En ce sens, les revues sont effectivement des sortes de laboratoires qui permettent à ces textes d’exister de manière plus libre. Il y a, dans les périodiques, une liberté de la première forme.

AN: Comment expliquerais-tu que, ces dernières années, les revues aient multiplié la création de rubriques permanentes pour accueillir la non-fiction, que ce soit l’essai lyrique dans Nouveau Projet, le reportage dans Liberté, ou encore des textes à mi-chemin entre le portrait et le reportage dans la section «Incursion», que tu as d’ailleurs mise sur pied à Spirale?

DN: Je crois qu’au sein des revues, il existe un réel désir d’offrir des réflexions qui ne baignent pas dans l’essai tel qu’on le pratique au Québec depuis les années 1970. Si l’essai québécois est riche et ses formes, variées, il n’en demeure pas moins qu’il existe une tradition de l’essai québécois, celle de Vadeboncoeur, pour le dire vite, où l’on accorde très peu de place à la narration, où il y a très peu à voir. J’ai l’impression que ce qui intéresse les jeunes éditeur·rices de revue, c’est une pensée qui se déploie dans la narration et qui fait image. Pour moi, chez Spirale, ce désir est né de l’enthousiasme de mes lectures américaines. Je pense que la non-fiction est en grande partie liée à l’acceptation de notre américanité ainsi qu’à la distance que nous prenons par rapport à un certain canon français et au système de classification traditionnel dont nous avons hérité. Il est temps de détricoter les genres, il est grand temps de défaire la littérature.


Daoud Najm est ne a Beyrouth en 1981. Il a grandi à Montréal, où il a étudié la littérature, d’abord à l’Université de Montréal, puis à l’Université McGill. De 2018 à 2021, il a dirigé la revue Spirale. Il œuvre aujourd’hui au Musée national des beaux-arts du Quebec à titre d’éditeur.

  • 1. Dawson avance pourtant, dans le Métro, «qu’il s’agit bien d’un roman et pas d’un récit tel quel», arguant d’une «réelle construction» du livre, de sa part «romancée et inventée».
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