Aller au contenu principal

Désert innommable

Poésie
Thématique·s

Bertrand

 

I

des nuits de faim d’insomnie des nuits noires des nuits nues s’étendent à perte d’horizon des yeux striés de rouge demeurent prisonniers de leurs visions un visage se devine se déplie à travers voiles et tissus des sons lointains s’interpellent puis se rapprochent des cous tranchés au matin lame après lame comme pour dilapider les siècles la femme ronge les serrures des rumeurs des cris des appels elle ne s’incline pas devant l’homme son langage lui est étranger il possède les racines de toutes les langues de tous les pouvoirs elle marche péniblement enjambe les cadavres encore chauds qui déchirent le silence du désert un sanglot de détresse à peine retenu aura-t-elle la force de renaître du désert de l’oubli les mots se révoltent se font la guerre le réel se détraque l’odeur de cendres elle s’enfuit à la pointe des baïonnettes de la tombe à ciel ouvert le désert inscrit son histoire parmi squelettes et empreintes elle cache des désirs de liberté depuis toujours et cette vie marchant dans le noir touchée par les violences et le chaos devant pays en déroute des corps charcutés mutilés des os en abondance toujours avancer elle tourne et retourne la question sans cesse est-elle plus près de la Terre ou du ciel en ce désert innommable

 

II

chaque soir elle écrit des phrases avant que le désert ne reprenne du terrain des mots traversent sa chair avant qu’elle sombre dans le sommeil ils se précipitent sur la page fougueuse la devancent se chamaillent d’une main elle tente de tracer péniblement des signes de rébellion qui s’évanouissent aussitôt apparus bataille sans merci contre la lutte du lendemain dont on ne sait de quoi il sera fait catastrophes tsunamis barbarie le corps s’expose sur le drap ensablé tandis que jour et nuit se confondent au matin elle ouvre les volets sur le monde l’orage n’est pas loin dans les rues la rage mal voilée elle est attirée par ce bruit elle entend les femmes manifester leurs droits elle s’invente une vraie vie la sensation d’exister comme le soleil du désert enflammait son imaginaire son visage l’homme le connaissait il commençait à se métamorphoser à grimacer il se changeait en bête ses traits se durcissaient le ton haussait il faisait peur elle ignorait le chemin pour fuir elle s’est mise à courir il a fini par la rattraper il s’est rabattu sur elle de tout son long il l’a menottée brutalisée elle a vu le désert devant elle les étoiles s’entrechoquaient tournaient il s’est conduit comme un animal elle était sa proie aucun cri ne pouvait être entendu…

 


Figure marquante de la poésie contemporaine, Claudine Bertrand a publié une trentaine de recueils. Son œuvre a été maintes fois récompensée : Prix des écrivains francophones d’Amérique (1998), prix Tristan-Tzara (2001), prix Robert Ganzo (2021). Fondatrice de la revue Arcade, qu’elle a dirigée pendant vingt-cinq ans, Claudine Bertrand a donné voix aux femmes. Par ses livres et son activité éditoriale, elle contribue activement à la diffusion de la poésie à l’international. Parutions récentes : Émoi Afrique(s) (Henry, 2017), Sous le ciel de Vézelay (L’Harmattan, 2020), Au milieu de la pénombre (L’Hexagone, 2022). Pour plus d’informations : [claudinebertrand.fr].


Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulièrement à LQ. On peut découvrir son œuvre sur [alainlefort.com].

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF