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Des tornades et des verres d'eau

Des tornades et des verres d'eau

Dans Les échappatoires, la maternité, l’autonomie financière, le rapport à la dépendance sont autant de tornades qui transportent Dorothy vers des contrées d’Oz où les souhaits ne sont pas exaucés et où il n’y a de toute façon personne à qui les adresser.

Roman

Dans Les échappatoires, la maternité, l’autonomie financière, le rapport à la dépendance sont autant de tornades qui transportent Dorothy vers des contrées d’Oz où les souhaits ne sont pas exaucés et où il n’y a de toute façon personne à qui les adresser.

Peut-être est-ce la couverture du premier ouvrage de René-Philippe Hénault qui, avant même qu’on en entame la lecture, avec son ciel prune et la teinte rosée des phares éclaboussant le tableau de bord, nous ramène au Désert mauve, de Nicole Brossard, ce roman relatant les escapades automobiles de Mélanie, puis les difficultés qu’éprouve Maude Laures à les traduire en récit.

Il est en tout cas sûr que l’ombre de l’écrivaine et militante est loin de se dissiper au fil des pages des Échappatoires: le destin de Dorothy, cette femme fatiguée qui multiplie les parcours sur l’autoroute comme autant de soupapes par lesquelles exfiltrer la pression du quotidien, semble condenser en un personnage les fugues de Mélanie et la sédentarité de sa mère Kathy, ces femmes assoiffées de réel que portraiturait Brossard en 1987.

Fission

Sur le devant de la scène se déplient les relations mère-fille: Dorothy et Linda, malgré leur refus obstiné face à l’hostilité d’un même monde, subissent et entretiennent une incapacité mutuelle à être solidaires des malheurs incommunicables de l’autre. Tandis que pour Dorothy, prendre en charge ses enfants signifie pressentir les limites de ses libertés comme de ses aptitudes, pour Linda, mettre au monde Tanya, à la toute fin du roman, la soustrait à l’obligation d’être le parent de sa propre mère. Le thème de l’énergie atomique, qui occupait Brossard, est ici devenu celui de la famille nucléaire.

Si le décor dans lequel Hénault plante l’action diffère de l’Arizona du Désert mauve, on peut encore l’y assimiler par la place occupée par les femmes: alors que les boys clubs (du patronat à la prison) constituent la tapisserie inquiétante du roman, les hommes ne demeurent en revanche que des protagonistes d’arrière-plan (des «hommes longs», pourrait-on dire, pour perpétuer l’analogie).

Avec ou sans jauge

Pourtant, pas de métarécit à l’horizon ici: la réalité du roman du jeune auteur se déploie, linéaire, aride — on voudrait presque dire «désertique» —, comme les chemins bitumés qu’emprunte Dorothy, sinon comme sa vie. Suffisamment pour que je me pose la question: s’il est difficile de parler des Échappatoires sans convoquer aussi abondamment un autre roman, c’est peut-être, en effet, que l’écriture présente trop peu de relief et de bifurcations pour qu’on la parcoure sans copilote.

Victor Bégin, dans sa critique du roman (Les méconnus), décrit d’ailleurs l’ouvrage comme «une plaine textuelle qui mériterait d’être plus rugueuse et hors de la rigidité de la convention» et déplore ce qu’il appelle son «conservatisme». S’il est vrai qu’a priori, une prose peu ornementale comme celle d’Hénault surprend (surtout dans une collection chapeautée par les éditeurs de Poètes de brousse), attribuer à une lacune poétique ce problème me semble être une manière de le résoudre rapidement.

C’est que les échappatoires du titre, finalement, renvoient à des évasions temporaires. Sans cesse, les personnages fuient des situations immédiates, mais sont confrontés à l’impossibilité de s’extraire réellement de leur condition. Les histoires dépeintes sont à la fois tragiques et ordinaires. Ce sont celles de gens dont les chèques rebondissent, dont les factures s’accumulent, dont les heures supplémentaires s’additionnent — dont les seules libertés provisoires se mesurent à l’aiguille du tachymètre de la voiture.

Des mots pour le dire

Certes, Bégin n’a pas tort de dire que «ni Dorothy ni Linda ne possède cette coquetterie qui les différencierait du reste du monde», ou que «les personnages principaux vivent les actions du livre sans jamais prendre possession de leur destin». Mais cette difficile accession à l’agentivité et cette dissolution du sujet dans son rôle social ne sont-elles pas précisément des enjeux du livre d’Hénault? Quel temps et quel lieu existent, de toute façon, pour la «coquetterie» des Dorothy et des Linda?

Ce à quoi Hénault s’attache, dirait Édouard Louis, c’est à la possi-bilité pour la littérature de produire un discours qui laisse deviner les lignes de force traversant le social sans toutefois y réduire les individus. Qu’aurait-on à faire, finalement, d’un programme esthétique qui nierait carrément la réalité linguistique des individus dont il cherche à saisir l’existence? Peut-être par considération pour la limitation systématique des accès à la culture des dominés, Les échappatoires est sans doute moins sobre et répétitif qu’il n’est attentif aux vies auxquelles il renvoie, nous rappelant qu’au-delà des moyens financiers, la précarité implique aussi une dévaluation constante des moyens d’expression des classes socialement dévalorisées.

Auteur·e·s
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René-Philippe Hénault
Montréal, Poètes de brousse
2019, 152 p., 22.00 $