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Des corps qui se heurtent à grands coups de caresses

Des corps qui se heurtent à grands coups de caresses
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Ma rencontre avec la poésie de Jean-Paul Daoust s’est faite, comme pour plusieurs, par l’entremise des Cendres bleues1. Cela dit, ce n’est qu’en 2017, à la lecture de Queues, de Nicholas Giguère, que j’ai vraiment pris conscience de mon affinité avec la poésie daoustienne. En exergue, Giguère cite Black Diva, un des premiers poèmes publiés par Daoust dans les années 1980: «Et ça se tasse la marde en s’enculant pour se prouver que l’amour c’est faisable2.» Je découvre une dimension jusqu’alors insoupçonnée de la poésie de Daoust: une crudité et une absence de fioritures qui n’ont rien à voir avec la surabondance de métaphores et le romantisme affecté auxquels on associe habituellement sa poésie.

Se révèle à moi un imaginaire qui joue avec les contrastes et s’intéresse à la beauté de l’abjection et de la souffrance. Une écriture mue par une quête de vérité qui correspond parfaitement à ce que j’exige de la littérature queer, que je lis avidement, à la fois par besoin d’identification et par désir de résister à notre époque homonormative, où tout est trop propre, trop cadré, dans le respect maladif des modèles et des identités, et obéit à un idéal d’acceptation, de conformisme et de respectabilité qui m’étouffe: «Toutes ces frontières à faire éclater. Au plus sacrant 3.» J’ai besoin de «salive sueur sang et sperme 4», et c’est ce que m’offre la poésie queer de Daoust, que plusieurs semblent avoir oubliée en ne s’intéressant qu’à son personnage public de dandy.

«Je suis une ruine achalandée»

Je plonge dans Les garçons magiques, et on m’emmène là où je ne pensais pas aller, ramenant à ma mémoire des moments de perte de soi qui me font dire, comme le fera l’écrivain: «Je souffre mais c’est de toute beauté5». Car il s’agit bien d’une poésie sur le désir et sur le mal de vivre, où la pulsion de mort côtoie constamment la pulsion de vie, où la souffrance est conjointe aux caresses. «Well you want a kiss or you want to die or both» (GM, 68), se demandent ces garçons. C’est qu’ils sont du côté de l’abjection, du rejet assumé des codes qui les maintiennent en marge, habités par une douleur qui les fait scintiller de mille feux dans la noirceur – comme Jean Genet, qui transformait les crachats reçus en pétales de roses. Des garçons, donc; pas des hommes: des êtres volontairement inachevés qui refusent de se fixer en devenant des adultes respectables. S’ils sont magiques, c’est parce qu’ils ne sont pas dans l’être, mais dans le devenir; non dans l’identité (fixe et homonormative), mais dans la potentialité (mouvante et queer): «Mais j’ose m’abandonner à cette pulsion de vouloir être heureux. Alors qu’alentour de moi c’est le fascisme. Ses codes minés. […] C’est le temps où des garçons extraordinaires discutent de leur devenir. Leurs caresses. […] Leur peau tragique. Qui ose espérer.» (GM, 41)

Ils enchaînent drogues et alcools à la même vitesse que les amants: «dans l’overdose de [leur] désir», ils veulent «vivre jusqu’à en mourir» (WS, 131). D’aucuns verraient, dans cette importance accordée au désir, des formes d’autodestruction, alors qu’il faut plutôt y lire des pratiques salvatrices de dépersonnalisation et d’effacement de soi; une «résistance» aux prescriptions productivistes et consuméristes qui, dans nos sociétés néolibérales, imposent des valeurs de performance et d’efficacité ne convenant pas aux garçons magiques. Embrasser l’art queer de l’échec, chez Daoust, c’est dire: «Je commence à aimer la décadence / De notre superbe inutilité / […] Je commence à aimer / Ce qui ne sert strictement à rien / […] Alors aimons-nous / En une litanie idiote portons des toasts à nos échecs / […] Ne sommes-nous pas les cosmonautes / D’une planète incomprise» (WS, 134-135). C’est en ce sens que «les garçons magiques ont des corps vivaces» (GM, 182); ils sont des «gars incertains» (GM, 25) qui «accepte[nt] la chute», dans l’espoir de se «rend[re] à [eux]-même[s]» (VA, 160).

«Je suis un loup abandonné par la meute de ses fantasmes»

Plus encore, chez Daoust, «les garçons magiques sont des anges modernes», soit des «êtres pluriels», «multiple[s]» (VA, 151), «multicolores» (WS, 56) – quoi de plus queer? Des créatures désirantes qui nous invitent à «rêve[r] d’une planète à plusieurs sexes» (GM, 181). Ils sont nombreux, ces amants: passionnés, blessés, momifiés, carnivores, apocalyptiques, modernes, «à la fourrure parfumée» (GM, 30), «au corps généreux» (GM, 58); mais surtout, ce sont des «anges qui transgressent» (GM, 134), «prêt[s] à tout» (GM, 58): «Dans tous leurs excès tous les tabous / Ils ont essayé une fois pour toutes / D’aller au-delà des genres» (WS, 81). Ils repoussent les barrières, redonnent une dimension spirituelle à la sexualité. Cela dit, ces êtres célestes, contrairement à ceux présentés dans l’iconographie chrétienne traditionnelle, ne sont pas dépourvus d’organe sexuel, bien au contraire! Dans la poésie daoustienne, «le sexe est roi» (VA, 78), voué à un véritable culte: le pénis y est tour à tour «immense», «olympique», un «cou de brontosaure» (VA, 106); un «astre qui se lève et gonfle» (WS, 60) afin de «ser[vir] d’échelle aux anges» (VA, 149) et ainsi leur permettre de se relever de la chute à laquelle les condamne le système hétérocapitaliste.

Ces anges-garçons s’«habillent de cuir pour bien faire sentir l’animal féroce qui les habite» (GM, 74). Ils sont du côté de l’abjection et de la pulsion, non de la respectabilité. Le sperme n’est d’ailleurs jamais bien loin de la salive dans l’imaginaire daoustien: «Icare […] recolle ses ailes avec sa salive» (WS, 86). L’amant comme le poète y deviennent fauves, tigres, requins, «loups désemparés» (VA, 153), voire dragons; bref, des bêtes habitées par un «désir sauvage» (WS, 105) qu’on ne peut apprivoiser: «Ses lèvres s’entrouvrent. Est-ce pour un baiser. Ou pour mordre.» (GM, 55) L’écrivain décrit des «amours kamikazes» qui mènent à une perte de contrôle – «happy to be lost at last» (WS, 13) –, une désorganisation, un «désordre flamboyant» (WS, 21), échappant momentanément aux diktats de la société bien-pensante, qui produisent «des corps sans âme / aseptisés de toute passion» (WS, 22). La raison fout le camp, alors que le corps sensible reprend ses droits. Le devenir-animal devient ainsi bienfaisant: «nos sexes défoncent la norme 6».

«J’avance dans leur sillage»

Daoust met aussi souvent en scène des espaces en marge de la société qui permettent aux garçons d’échapper à la norme prescrite en n’y étant personne: «Les bars comme des plages où la nuit s’arrête[, ouvrant d]es perspectives nouvelles» (GM, 27). Là où se réfugient des «corps anonymes» (WS, 54), des «corps publics» (GM, 25) momentanément libérés de leur identité sociale mortifère: les ruelles, les parcs publics, les saunas, les dark rooms et «les bars […] où je peux oublier qui je suis» (WS, 113-114). On y trouve toute une faune de laissés-pour-compte, parmi lesquels des gogo boys (GM, 125-127), des prostitués et des junkies (WS, 128-131). Daoust donne à lire ces «pays sauvage[s]» (GM, 56) et, ce faisant, il leur permet d’exister au sein de notre littérature comme peu l’ont fait avant et après lui. Aujourd’hui, je ne peux lire Dans la cage (Héliotrope, 2013), de Mathieu Leroux, sans penser au «fauve en cage» (VA, 108) de Daoust; Les carnets de l’underground (Triptyque, 2021), de Gabriel Cholette, Ces regards amoureux de garçons altérés (2015), d’Éric Noël, et certains récits qui composent noms fictifs (Hamac, 2017), d’Olivier Sylvestre, sans me rappeler les poèmes «Sauna» (GM, 123-124) et «Dark Room» (WS, 92-93). En relisant l’œuvre daoustienne, j’y retrouve des images, des scènes, des thèmes omniprésents chez la nouvelle génération d’auteurs gais qui publie depuis 2010 au Québec. Je constate alors à quel point Jean-Paul Daoust a été un précurseur.

Lire cette poésie queer, c’est enfin reconnaître nos sillages en revisitant des auteurs phares (Rimbaud, Verlaine, Pasolini,etc.) et des fragments de notre histoire, ce que font de plus en plus de jeunes écrivains – je pense notamment à Vincent Fortier et à ses Racines secondaires (Del Busso, 2022). Au fil de ses recueils, Daoust a fait preuve d’engagement en abordant des sujets aussi importants que l’épidémie du sida, cette «fièvre noire qui [nous] tue» (GM, 121), les «émeutes de Stonewall» (WS, 22), la «Gay Pride Parade» (WS, 118) et la brutalité policière («Numbers», GM, 131-135). Telle une suite de petits documentaires, cette œuvre nous rappelle, encore aujourd’hui, «qu’il fait bon vivre en dehors du placard / malgré les puritains qui brandissent des affiches / où en lettres de feu est écrit / faggots and dykes go to hell» (WS, 118).

 


Étienne Bergeron est doctorant en études littéraires à l’UQAM, où il termine la rédaction d’une thèse sous la direction de Martine Delvaux. Dans le cadre de ses recherches, il s’intéresse aux identités virtuelles, à la performativité queer et à la disparition de soi. Il enseigne présentement au Collège Laflèche de Trois-Rivières.

  • 1. Jean-Paul Daoust, Les cendres bleues, 6e édition, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2015 [1990].
  • 2. Jean-Paul Daoust, «Black Diva», dans Le fauve amoureux: rétrospective 1976-2016, Trois-Rivières, Le Sabord, 2019, p.175.
  • 3. Jean-Paul Daoust, Les garçons magiques, Bromont, La Grenouillère, 2022 [1986], p.134. Désormais GM.
  • 4. Jean-Paul Daoust, Les versets amoureux, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2001, p.130. Désormais VA.
  • 5. Jean-Paul Daoust, 111, Wooster Street, Montréal, Poètes de brousse, 2013 [1996], p.13. Désormais WS.
  • 6. Jean-Paul Daoust, Fleurs lascives, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2007, p.53.
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