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Démolition contrôlée

Démolition contrôlée

Romancier de l’obsession et de la vie professionnelle, Jean-Philippe Baril Guérard investit des milieux de travail pour en révéler les failles. Sa nouvelle cible: le monde de l’humour.

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Roman

Romancier de l’obsession et de la vie professionnelle, Jean-Philippe Baril Guérard investit des milieux de travail pour en révéler les failles. Sa nouvelle cible: le monde de l’humour.

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Également dramaturge, Baril Guérard, qui a une conscience aiguë du rythme et des réparties assassines, forge des personnages dont l’ambition flirte avec la démesure, renversant ainsi des réussites en expériences intimes de la défaite. Pour ce faire, il multiplie les plongées dans les excès de ses protagonistes: la cadence devient acérée, ample, obsédante, et rend compte des écueils de la performance et du succès. Jumelé aux parcours professionnels mis de l’avant dans les romans de l’auteur, ce trait formel allie la vacuité, la sexualité, l’appétit et la dépense dans un monde capitaliste vu par ceux et celles qui semblent y triompher, mais qui s’y abîment comme chacun·e. Après l’univers du droit dans Royal (Ta Mère, 2016) et celui des acteur·rices dans Sports et divertissements (Ta Mère, 2014), Haute démolition s’en prend au milieu de l’humour avec un récit qui grince tout autant, mais qui demeure un peu plus complaisant par rapport à l’écologie du stand-up.

Humour ciblé

Fraîchement sorti de l’École de l’humour, Raph tente de percer dans ce domaine à la compétition féroce. Ses amis Sam et Max sont aussi des concurrents pour les mêmes parts du marché lucratif de la célébrité. Après un show où il a fait la première partie de Sam, Raph se rend, un peu à contrecœur, à une fête. C’est là qu’il rencontre Laurie, agente d’artistes. Haute démolition est narré à partir du point de vue de ce protagoniste et retrace la carrière de Raph, des doutes à l’égoïsme du parvenu, des échecs du débutant aux succès qui montent à la tête, des moments de créativité au travail botché de celui qui sait que tout lui est enfin permis. Raph et Laurie entament une relation amoureuse, doublée d’une collaboration à l’écriture d’un one-man show, conçu durant une semaine de création fusionnelle racontée avec intensité. Il s’agit de l’un des meilleurs passages du roman, où la capacité de Baril Guérard à sortir de son sarcasme usuel pour embrasser l’authenticité du lien ainsi que la force festive de l’échange joue à plein.

Évidemment, une telle union bute contre le réel, et la rupture, provoquée par Laurie, déstabilise Raph, qui révèle alors le côté égoïste de celui qui a déjà été persona non grata au secondaire et qui ne sait pas comment composer avec le rejet. Très présent dans Haute démolition, ce thème est un véritable leitmotiv chez plusieurs humoristes, qui conçoivent leur profession comme une revanche sur leur marginalisation et une façon assez toxique de se faire aimer. Laurie décrit avec acuité ce mécanisme, même si elle en fait les frais. Outre la relation perverse entre l’humoriste célèbre et son public obnubilé, c’est là le point d’attaque du milieu de l’humour le plus fécond et le plus original de l’œuvre, parce qu’il s’actualise de multiples manières et qu’il est rendu par un témoin direct.

Une forme à expérimenter

Les romans antérieurs de Baril Guérard portaient déjà la trace d’une oralité fiévreuse, capable de rendre l’intensité des exploits, des fêtes, des débarques des personnages, comme si la langue collait à l’expérience et en dressait les contours par ses pulsions, sa syntaxe fondée sur la reprise pronominale. Haute démolition poursuit ce riche travail par une approche un peu différente, puisque c’est par l’adresse au «tu» que les pourtours du drame sont balisés. Laurie a beau prendre la parole, elle le fait en s’adressant à Raph, en lui racontant sa carrière, leur relation. Le centre de l’intrigue demeure l’humoriste, au risque de faire disparaître la narratrice. C’est évident lorsque les enjeux du mouvement #MeToo sont abordés: ce passage est présenté en fonction des humoristes et des effets des accusations portées sur leur vie professionnelle. Or, cette situation est surtout liée à une prise de parole féministe et à une volonté de reprise en charge d’une histoire collective d’agressions afin d’y mettre fin. La perspective de Laurie aurait eu plus de pertinence, mais cette dimension est évacuée.

La rencontre entre Laurie et Raph sert de catalyseur au récit, par la relation qui s’établit entre elle et lui et par le fait que la première raconte, avec prescience (donc au futur simple), ce qui adviendra d’eux et de la carrière de l’humoriste. Ce procédé est plein de potentiel, mais il entraîne une forme de fatalisme lourd par moments. Il a certes le mérite de montrer une femme consciente de la catastrophe que la masculinité toxique du milieu risque d’engendrer. Néanmoins, il enlève une agentivité possible aux personnages.

Cela dit, il faut apprécier le désir de Baril Guérard d’imaginer de nouvelles manières de dire, même si le résultat nous laisse un peu sur notre faim.

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Jean-Philippe Baril Guérard
Montréal, Ta Mère
2021, 362 p., 28.00 $