Aller au contenu principal

Dégager l'histoire

Entretien

Je déteste les entrevues. Les lire en général me gâche le plaisir des revues que j’aime, comme si leur format, à la fois trop formel et trop peu dense, s’avérait rapidement superficiel – ma lecture, en tout cas, peine à s’attacher à ce type de textes. Un peu comme l’énonçait l’écrivain François Blais dans une entrevue célèbre de la Fabrique culturelle, entrevue qui visait à nous expliquer pourquoi il n’en donnait pas, d’entrevues: «J’ai rarement vu des entrevues avec des si bonnes questions que ça.»

Mais voilà que la situation me place dans cette périlleuse position de l’intervieweur; Maxime Raymond Bock, qui n’est pas davantage enchanté par l’exercice, me rejoint au Cheval blanc – j’essaie de cacher la tension du moment derrière la nonchalance, je le soupçonne de cacher son stress derrière sa mauvaise humeur. Ça promet. Un orage vient de passer, ça sent le chien mouillé, il fait noir et collant. La joie. Je regarde ma feuille de questions, elles me paraissent soudain puériles. On attend nos bières, ça nous détendra; le lendemain, c’est le 12 août, on papote, «Tu en penses quoi, du douze août?», je demande, pour tâter le terrain peut-être; «C’est une bonne chose», commence-t-il, mais il ne se convainc pas lui-même, on se cultive un silence, et il poursuit, avec de l’agacement, un agacement qui se moule parfaitement au ton de l’écrivain, comme si toujours quelque chose quelque part accrochait: «Ça pourrait être la journée de l’emprunt du livre québécois. Je veux dire, ça devrait pas forcément être une journée de vente, de marché, d’industrie. Mais les libraires indépendants en ont besoin, alors tant mieux.»

— Et ça va te faire des ventes à toi, à ton livre…

— Les chiffres de vente, sérieusement, ils intéressent plus mon éditrice que moi. Je préfère être lu que vendu. C’est quand même ironique quand on regarde ça, qu’on soit passé d’un peuple apparemment sans histoire ni littérature, comme disait Durham, à un peuple qui publie trop de livres per capita, et qui doit faire mousser son industrie par tous les moyens pour faire vivoter l’en-trop…

Parlant de mousse, les bières arrivent, il me demande, mi-ironique, si j’ai vu la publication de notre honorable premier ministre François Legault sur Morel, son dernier roman; «roman qui raconte la dure vie des familles d’ouvriers», nous résume le premier ministre, «les malheurs des familles déplacées par les grands chantiers», poursuit-il, «Très bien écrit», conclut-il. «Je pense qu’il ne l’a pas lu», dit Maxime. «En fait, il y a deux possibilités, ou bien il ne l’a pas lu et il reprend les grandes lignes du communiqué de presse accompagnant le livre, il surfe sur un engouement pour se donner des lettres, ou bien il l’a lu, et il a de graves problèmes en compréhension de texte. Morel, c’est très exactement les conséquences tragiques de son idéologie politique; c’est Montréal qui est détruite pour plein de projets à court terme du Québec inc., c’est le "progrès" immédiat sans perspective historique, le saccage du patrimoine pour le dézonage et les taxes qui viennent avec, c’est le tout-au-char, le mépris des pauvres et de la classe ouvrière, la gentrification. Je reviens de la Rive-Sud de Québec, je suis passé vis-à-vis l’île d’Orléans, où le troisième lien va venir détruire l’écosystème et le paradis de la nature qu’on voit là. Si François Legault a lu mon livre, il n’y a rien compris.»

— On dirait que les écrivains ne sont jamais contents.

— Si on était contents, on n’écrirait pas, on vivrait de notre bonheur, tout simplement. Et puis, dans mon cas, je n’aime pas être sous les projecteurs, alors sous ceux de l’équipe de comms du premier ministre…

Je ramène une critique élogieuse de La Presse, encore à propos de Morel, on parle du roman comme d’une entreprise redonnant la parole au «Montréal des sans-voix», on le désigne comme un «écrivain engagé», il hoche la tête, mais encore un peu pour la forme: «Il faudrait arrêter de confondre une écriture engagée et une écriture politique. Faut se rappeler le sens du terme engagé: servir en échange de gages. Je ne sers pas – si j’avais voulu servir, est-ce que j’aurais raconté la vie intime de la famille Morel, est-ce que je me serais égaré là? J’aurais fait du Pierre Gélinas comme dans Les vivants, les morts et les autres (1959), j’aurais raconté les syndicats, les grèves… L’engagement manifeste, ostensible, ne m’intéresse pas… Je suis dans la solidaritude de Charlebois… Par contre, évidemment, mon écriture reste politique. Raconter la vie des marginaux, ça permet de montrer les rouages du pouvoir, de voir le pouvoir sur ceux qui le subissent. Dans Morel, dans Des lames de pierre, avec Robert Lacerte, dans plusieurs de mes histoires, je raconte des personnages qui sont déterminés par des pouvoirs qui leur échappent. Les pauvres colons que Roberval a amenés avec lui mourir du scorbut dans un grand ratage de l’histoire de la Nouvelle-France, ils n’avaient pas vraiment de perspective ni de choix: c’est beaucoup ce que je voulais raconter dans mes histoires d’Atavismes. Et en ce sens, oui, mon écriture est politique.»

Je profite de ce que Maxime joue sur les nuances entre les termes pour me jeter sur ma feuille de questions, y aller d’une de mes curiosités «bien universitaires»: «Tu as donné pour étiquette générique à Atavismes et aux Noyades secondaires, "histoires" ; pas "nouvelles", comme on pourrait s’y attendre. Comment expliques-tu cette excentricité?»

La question est attendue, presque convenue, il prend son temps pour déplier la réponse:

— Il faut voir d’abord que je ne conçois pas vraiment mes textes courts comme des «nouvelles». Le genre canonique de la nouvelle est pour moi marqué par une force d’unité, unité de temps, unité de lieu; mes histoires courent d’une époque à l’autre, elles ne se figent pas vraiment autour d’un noyau. En ce sens-là, il existe une distinction formelle forte. Mais la raison principale est sans doute thématique, quasiment disciplinaire. Pour moi, la littérature et l’histoire sont des disciplines sœurs, et je pense souvent à l’historien quand je prépare mes histoires; il doit se poser les mêmes questions que moi, celles de la focalisation, de la causalité, et, en plus, l’historien et moi travaillons avec le même matériau, le matériau historique composé de multiples documents, de versions parfois contradictoires autour d’événements… Je me documente longtemps avant d’écrire, je consulte assurément les mêmes sources que l’historien pour raconter la colonisation, le voyage d’un coureur des bois, les mutations de Montréal, mais je ne le fais pas dans la même perspective: quand vient le temps de remplir les vides laissés par les documents, je les remplis par de l’expérience humaine et non par une forme d’analyse objective du contexte. Si je nomme mes «histoires» comme ça, c’est bien parce qu’elles ont un rapport à l’histoire, qu’elles en sont des versions – dans ma nouvelle sur les Patriotes dans Atavismes, mon patriote est un salopard, c’est une possibilité qui va parfaitement dans le sens inverse des hagiographies de certains historiens, comme Lionel Groulx, mais cette possibilité constitue aussi une interprétation de l’histoire.

Je m’étonne et l’interromps: «Quand tu parles de documentation et de travail d’archives, ça ressemble un peu plus à de la recherche qu’à de la création. Il n’y a pas d’impulsion créatrice?» Il précise:

— L’impulsion vient, mais avant, je dois comprendre comment les choses fonctionnent, voir comment elles peuvent avoir été vues, et pour ça, je me documente. Je travaille maintenant à un projet autour d’un voyageur, un engagé des compagnies de traite de fourrure, et je dois comprendre les rivières qu’ils empruntaient en canot au XIXe siècle, j’ai un rapport synesthétique, pas seulement historique, à ce que je raconte; j’ajoute l’expérience et les sensations aux faits historiques, et c’est ça qui demande une impulsion créatrice.

Je me fais un peu provocateur, pour lui recrinquer la mauvaise humeur: «Sauf que cette méthode est plus proche d’un processus de recherche, dans le sens universitaire. En fait, malgré tes textes très près de formes de vie populaires et assez allergiques aux intellectuels, on pourrait penser que tu es un écrivain universitaire; tes novellas sont issues de ta maîtrise, Morel, de ta thèse de doctorat, tu es en ce moment stagiaire postdoctoral…» Il ne mord pas à l’hameçon. — C’est juste. L’université me nourrit beaucoup. Atavismes a été possible parce que j’étais auxiliaire de recherche au Labo du Nord de l’UQAM, dirigé par Daniel Chartier; j’avais à portée de main les récits de voyageurs, toutes les sources nécessaires et toutes les évocations qui ont formé ce recueil d’histoires. Je pense aussi à ma maîtrise sur l’engagement selon un écrivain anarchiste, Stig Dagerman – écrire avec une visée politique est un paradoxe, parce que l’art est incertain quand la politique est catégorique –, c’est un peu ce que je tirais de cette réflexion et que je mettais en marche dans Des lames de pierre, qui aurait pu être engagé dans tous les sens du terme, mais qui s’en gardait. Ma thèse portait surtout sur l’immense écrivain qu’était Gilbert La Rocque. Nos écritures diffèrent beaucoup, mais il avait un regard sur Montréal, et surtout sur notre quartier d’origine, Rosemont, qui m’a inspiré. L’université est un terreau fertile pour ma création.

«Tu braconnes un peu l’université, en tant que créateur?» Il réfute, amusé: «Les deux marchent ensemble. Assez que j’ai un peu peur de ce que sera le futur, après le postdoctorat.»

Les bières se terminent, forcément; on parle de façon informelle, j’oublie de prendre des notes et je me trompe, je parle de son œuvre à la troisième personne, ma langue fourche, je me mélange dans mes Bock, je parle de l’œuvre de Mathieu Bock-Côté, et je vois une exaspération joueuse danser dans ses yeux: «Je pense vraiment que François Legault ne l’a pas lu», dit-il. Je réalise que, derrière tout ça, il y a une forme de hantise, celle d’avoir été engagé à son corps défendant, instrumentalisé comme le sont souvent l’art et la littérature – et ici, pour une cause un peu nauséabonde.

 


David Bélanger est professeur au Département de lettres et communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il a fait paraître deux livres de fiction, coécrit un essai de critique interventionniste et un essai par lettres, et il est l’auteur d’un ouvrage savant.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF