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De la «disruption»

Une recension des trop nombreuses réalités dont nous sommes témoins, victimes, auteurs ou complices, d’où ce «nous» d’une guerre exercée à la fois par et contre nous-mêmes.

Essai

Une recension des trop nombreuses réalités dont nous sommes témoins, victimes, auteurs ou complices, d’où ce «nous» d’une guerre exercée à la fois par et contre nous-mêmes.

Dans ce livre à la fois juste et décevant, Paul Chamberland lutte contre la déshumanisation qui menace le monde contemporain:

Prenant exemple de quelques situations, j’ai voulu signifier que l’irruption de l’inhumain, qu’elle soit insidieuse ou brutale, se manifeste aussi bien dans des comportements individuels aberrants que par des agissements irresponsables de la part de gouvernements ou de grandes corporations privées.

L’ambition de l’essai semble être de réaliser cette vue d’ensemble et cette corrélation des échelles que nous dérobe sans cesse l’information médiatique:

[…] à longueur de journée, les médias, en isolant l’un ou l’autre de ces problèmes pour le traiter à part, pulvérisent l’attention — alors qu’elle devrait d’urgence s’assigner comme tâche de saisir d’un seul tenant, sous la disparité de ses symptômes, le fait d’un seul désordre grandissant.

Pourtant, par son format d’accumulation d’observations, de notations, qu’il baptise «fragments», et qui l’assimile parfois à un recueil d’aphorismes, Chamberland n’évite pas tout à fait lui-même cette segmentation de la pensée, qui papillonne d’un objet à l’autre, d’autant qu’à cette brièveté de la découpe s’adjoignent les titres des sections (d’un ou de quelques paragraphes), et ceux des séquences numérotées, mais non autrement explicitées, qui divisent l’ouvrage (au nombre total de onze).

Une phraséologie de la catastrophe

On ne peut qu’être d’accord avec la critique de l’«anomie» contemporaine — «le délitement des normes, implicites ou explicites, destinées à régler et assurer la vie en société» —, ou la dénonciation du broiement de l’être humain considéré (ou non) comme une ressource (ou comme un frein) par le système capitaliste; les absurdités quotidiennes ainsi que l’ultime recul de citoyenneté qu’il institue; la disparition progressive, sur le plan juridique, de la notion (ou de la protection) de la vie privée par des systèmes de surveillance toujours accrus (et auxquels, la plupart du temps, nous consentons sans le savoir, ou en le sachant plus ou moins mais en refusant d’y penser); ou les dangers du «climat planétaire» qui fait «de nous tous un seul peuple terrestre voué au même sort».

Cependant, cette collection de billets d’humeur qui aligne, sur un ton faussement badin destiné à en faire ressortir l’absurde, les mille occasions de s’indigner recensées quotidiennement dans l’actualité médiatique, n’a pas nécessairement d’autre action que de prêcher à des convaincus. Car cette suite sans fin d’aberrations, tantôt anodines et tantôt considérables, nous l’observons nous-mêmes chaque jour, et l’accumulation même pertinente ne suffit pas toujours à dépasser l’anecdotique du simple relevé. Voire, elle n’évite pas certains lieux communs actuels — tel celui de la «disruption», énoncée par l’auteur sans distance vis-à-vis de l’anglicisme —, leur phraséologie des grands ensembles (local et global) et de la catastrophe annoncée. De sorte que la mise en garde quant au «risque d’entraîner le devenir de la civilisation dans une direction proprement insensée, laissant présager son affaissement et son effondrement», malgré son appui sur une série innombrable de faits recensés dans l’actualité, ne réussit pas à nous emporter au-delà de l’opinion. Elle risquerait même d’être lue comme l’effet d’une posture générationnelle, ébahie par un présent auquel elle n’adhère plus, si ce n’était de ce «nous» par lequel l’auteur s’inclut dans cette époque, en endosse la responsabilité partagée à défaut de s’en solidariser.

C’est d’ailleurs peut-être ce qui crée la focale problématique du texte, qui demeure difficile à cerner: à la fois nous sommes l’ennemi de cette guerre, les complices voire les acteurs d’un délitement social aux répercussions politiques mondiales; et à la fois sourd confusément dans le propos l’idée d’un ennemi qui est un autre anonyme, un «ils»: celui des grandes sociétés, des gouvernements hypocrites, des entreprises terrorisantes. L’absence d’une cible claire forme étrangement la force et la faiblesse de ce pamphlet en chemin vers un manifeste, dont on n’est pas certain au bout du compte de savoir ce qu’il propose.

De sorte que cette «critique intuitive» favorisée par la collection «Essai libre» des éditions Poètes de brousse ne réussit pas ici, à mon sens, à nous conduire plus loin dans la pensée, une pensée longue et qui tenterait quelque chose comme une explication, ainsi qu’invitait à le croire le titre de l’opus, annonciateur d’un combat nécessaire. ♦

Auteur·e·s
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Paul Chamberland
Montréal, Poètes de brousse
Essai libre
2017, 174 p., 18.00 $