Aller au contenu principal

Dans la forêt suspendue

L’un des défis du fantastique, cet art subtil, est de décrire le passage du quotidien au surnaturel, la rupture de l’ordre reconnu quand le phénomène investit peu à peu le réel.

Littératures de l'imaginaire

L’un des défis du fantastique, cet art subtil, est de décrire le passage du quotidien au surnaturel, la rupture de l’ordre reconnu quand le phénomène investit peu à peu le réel.

Le genre exige en effet de maîtriser deux plans narratifs: le réalisme et le fabuleux. Le moment de scission où la rationalité bascule vers l’imaginaire est un instant charnière, décisif. Lorsque l’auteur narre une métamorphose de manière peu probante, par exemple, le récit perd sa crédibilité. C’est hélas ce qui se produit au moment de la transformation de Thierry en Thérèse dans Les derniers dieux de Simone Chaput.

Thierry Sias, auteur de profession, se retire dans une résidence pour écrire, la villa des Sables de Cyllène, à proximité d’«une grève abandonnée, dans le cri déchaîné des oiseaux de mer, sous les bleus changeants du ciel d’hiver». L’écrivain fait bientôt la connaissance de ses voisins, plus particulièrement de Barthélémy, un luthier qui fabrique des instruments aux sonorités extraordinaires. L’artisan s’approvisionne au cœur d’une forêt singulière, enchantée même, dans laquelle se trouverait, dévoile-t-il, la tombe des derniers dieux. Par conséquent, «d’après la légende […] la pierre [de la sépulture] est peut-être roulée, mais l’esprit des dieux y est encore».

Néanmoins, ces divinités sont capricieuses, imprévisibles, et Thierry l’apprendra malgré lui au terme d’une balade dans les bois où il séparera deux couleuvres en train de s’accoupler. L’écrivaine s’inspire ici de l’une des Métamorphoses d’Ovide, celle de Tirésias, homme qui se change en femme pour avoir interrompu l’étreinte de serpents-dieux. Thierry Sias/Tirésias, dont le prénom et le patronyme annoncent la transformation, devient dès lors Thérèse pendant sept ans, puisque «les enchantements, dans ce pays, sont rarement passagers».

Les muses veillent

Cependant, la métamorphose ne se déroule pas sans invrai-semblances. Thierry se rend compte qu’il est devenu une femme uniquement de retour à la villa, avec la vague sensation que ses vêtements et ses chaussures sont trop amples. En constatant sa transformation, il/elle va ensuite, dans l’ordre: gémir d’épouvante, se dire qu’il a des seins superbes, tenter de s’arracher le visage, essayer de le fracasser contre un miroir, hurler en découvrant ses cuisses féminines («Qu’avez-vous fait de mes muscles, tas d’enfoirés?») et boire du whisky. Bien que je comprenne la logique de se servir un verre de Macallan en situation de crise — surtout s’il est âgé de plus de douze ans —, il demeure que cet enchaînement d’actions n’est pas plausible. De plus, pourquoi avoir attendu que Thierry rentre chez lui pour qu’il s’aperçoive de cette transformation majeure? N’aurait-il pas été plus crédible de dépeindre le bouleversement en temps réel, l’effroi du protagoniste face à sa métamorphose étant, en quelque sorte, la première étape vers son acceptation du surnaturel? Le point de rupture fantastique, trop bancal, ne convainc guère.

Les heures tranquilles

Sur le plan mythologique, le neuvième roman de Simone Chaput s’avère plus réussi. L’autrice connaît la mythologie grecque et a dispersé maintes références allégoriques dans Les derniers dieux. Le style atemporel rappelle les légendes, puisant de temps à autre au sein de l’imaginaire collectif. L’écriture soignée de Simone Chaput convoque çà et là des images d’Épinal qui participent d’une mythologie commune. Quelques exemples: «le poids terrible des mots», «la tête pleine d’infini», «les brumes du passé» ou encore «pleure[r], comme une Madeleine, toutes les larmes de son corps». L’intrigue est portée par une trame narrative traditionnelle, parfois stéréotypée, qui n’est pas sans évoquer l’univers du conte: à la suite de sa transformation en femme, Thierry, devenu Thérèse, travaille en tant que prostituée (seul métier qui s’offre à elle en tant que femme sans papiers — discutable!), rencontre l’un des admirateurs de son œuvre romanesque, qu’elle épouse, avec qui elle a un enfant et est essentiellement heureuse…

Échappées de lumière

Les derniers dieux est plus convaincant en tant qu’histoire d’amour que comme roman fantastique. Malgré cela, la transformation sous le regard des dieux de la forêt enchantée, pivot majeur de l’intrigue, est une maladresse impossible à pardonner. Ce faux pas se poursuivra de surcroît après la métamorphose de Thierry, parmi les prolongements du phénomène fantastique. On apprend notamment que «la police, quant à elle, acceptera volontiers [l]’histoire de Thierry, les mauvais tours des dieux étant si bien documentés dans la région». Pratique deus ex machina, pour rester dans le vocabulaire démiurgique! Ceci dit, je ne doute pas que Simone Chaput soit à l’aise dans la romance ou les récits familiaux et je serais curieuse de lire l’un de ses précédents ouvrages. D’embrasser, en compagnie des muses, des horizons inédits, aux perspectives multiples. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Simone Chaput
Saint-Boniface (Manitoba), Les éditions du Blé
2018, 294 p., 21.95 $